Philippe de Grosbois. 2018. Les batailles d’internet. Assauts et résistances à l’ère du capitalisme numérique. Ecosociété. 263 p. ISBN: 978-2-89719-365-2
Voici un ouvrage que j’ai beaucoup aimé lire! Très documenté, avec une myriade de références pour aller plus loin, ce livre se lit très facilement et présente de manière nuancée et néanmoins engagée les principaux enjeux que posent les technologies et l’infrastructure d’Internet. Son style limpide et accrocheur le rendra particulièrement attractif pour un public non spécialiste désireux de se familiariser avec certaines notions fondamentales pour le fonctionnement du réseau.
Bien que je ne le classerais pas parmi les livres militants à proprement parler, la prise de position de l’auteur est clairement affirmée dès les premières pages: Internet est un bien commun et devrait le rester. En faisant le récit de la genèse du réseau, l’auteur exprime sa préoccupation de voir ces technologies de plus en plus accaparées par les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et prône pour un retour vers la forme décentralisée de ses origines. De Grosbois décortique des sujets de fond sur les trois couches conceptuelles qui composent Internet: la couche matérielle est celle de l’infrastructure faite d’un imbroglio de câble, de modems, de serveurs, d’ordinateurs; la couche logicielle donne vie à cette infrastructure aussi bien grâce à des logiciels libres que des programmes propriétaire; et la dernière couche est faite de contenus qui circulent à l’intérieur de ce réseau, sans que l’on puisse d’ailleurs toujours en avoir une véritable maîtrise.
En trois mots, Internet, c’est du câble, du code et des messages. (p. 226)
Le cheminement se fait au travers huit chapitres thématiques illustrés de nombreux exemples actuels: 1. Les multiples origines d’internet, 2. Culture et commerce: alliances incongrues, 3. Les nouvelles frontières de l’expression, 4. Au-delà de la crise du journalisme, 5. Surveillance, contrôle, répression: quand le Net devient filet, 6. Hacker la politique, 7. De l’immatériel au matériel et 8. Un Internet libre et commun.
L’auteur y aborde des sujets centraux qui sont fréquemment sur le devant de la scène médiatique ou militante: par exemple, la question de l’open source en tant qu’idéologie de partage mais aussi de principe méthodologique orienté vers l’efficacité; les discussions liées au copyright et à la complexité de la gestion du partage de contenus culturels (musique, film, photographie, texte, etc.); l’auteur aborde également la question de l’économie dite «du partage» (AirBnB, Uber, etc.). L’auteur aborde aussi d’autres questions peut-être un peu moins fréquentes, notamment en ce qui concerne les coûts environnementaux d’Internet. Ainsi, au fil du texte, l’importance politique d’Internet en tant que bien commun devient de plus en plus évidente et nuancée. D’ailleurs, le mélange de critiques et de mise en perspective permet à De Grosbois de formuler quelques solutions aux nombreux problèmes qui se posent, ou du moins d’émettre quelques pistes de réflexion qui ouvrent le débat.
Cet ouvrage est aussi un appel à la prudence. En ce qui concerne l’Internet des Objets (IdO, ou IoT en anglais), De Grosbois nous rappelle certaines dérives qui ne découlent pas d’un discours paranoïaque et technophobe mais d’une analyse fine des enjeux qui exige un débat public de fond sur la question. Citant Trebor Scholz qui affirmait que we are streaming our own lives, l’auteur affirme non sans ironie:
L’internet des objets, un monde de possibilités! (p. 209)
Finalement, une grande qualité de ce livre est, comme le soulève d’ailleurs Jonathan Durand Folco dans sa préface, que De Grosbois évite les écueils du sempiternel clivage entre techno-optimistes et technophobes et propose une réflexion bien documentée, argumentée et engagée pour sortir de la pensée dichotomique qui oppose la technique à la politique, l’individu à la collectivité, l’individualisme à l’absence de règle, un monde soi-disant virtuel à un monde réel.
Les batailles politiques et économiques qui prennent place sur Internet ne sont pas isolées de celles qui se déploient dans d’autres sphères de la société. Nos données ne sont pas stockées sur un « nuage » ; elles se trouvent sur un serveur, lui-même logé sur le territoire d’un État. Au fil de ce livre, j’espère démontrer que la distinction entre le monde «réel» et l’univers «virtuel» d’Internet est largement contre-productive, sur le plan analytique aussi bien que politique. Refuser cette distinction, c’est reconnaître qu’à travers Internet ce sont les sociétés et leurs membres qui sont les véritables cibles du contrôle. (p. 170)
Bref, je recommande vivement cette agréable lecture!