Novembre en trois tableaux

Un éloignement qui rapproche, un temps plein sans emploi, une mort qui fait vivre davantage. Dans Novembre, Jean Prod’hom rend évidentes ces vérités qui échappent à la raison. Paru en novembre 2018 aux éditions d’Autre Part, ce récit à la prose fluide n’est « point une balade, ni une excursion, une randonnée, un journal, une errance, une enquête ou un voyage, mais un peu de tout cela ».

Il est également et surtout une amitié avec un vieil homme, S., dont la simplicité et la justesse se prolongent jusqu’à la fin du livre. S. veut prendre le temps de mourir, humblement, sans précipitation, seul. On le comprend, en mêlant notre esprit aux mots de Prod’hom, et on part du Riau « le mercredi 8 novembre, un maigre sac sur le dos », pour se rapprocher « du monde que S. allait quitter ».

Ce monde on le sent, on l’écoute, on s’y couche, on le ramasse par petits bouts, on s’y fond comme dans une peinture que l’on ferait vivre, un pas après l’autre.

 

Le Talent, la Venoge et leurs affluents occupaient le centre du tableau, avec tout autour des lambeaux de brouillard, la terre noire des labours, les fumées des feux d’automne. Le tableau penchait du côté du lac.

 

Trois tableaux, justement, peuvent résumer la force de ce récit : une nature morte qui se fait discrète, une carte du Seeland que l’on s’imagine et un « saint Augustin » qui accompagne S. jusqu’à la dernière page de sa vie.

 

Une nature morte au melon et à la pastèque

Cette nature morte, on la rencontre entre un paysage alpin et le Sacré-Cœur, accrochée à un mur de l’hôtel de la Croix-Blanche à La Sarraz, notre troisième étape, dont le bar ressemble à une « succursale de Las Vegas ».

La peinture renvoie d’abord aux paysages automnaux qu’on traverse pendant les douze jours que durera le voyage. La nature se prépare à la longue hibernation, elle suspend le temps et dissimule la vie, elle force l’œil à chercher de rares couleurs et l’homme à ouvrir son parapluie. Les descriptions de Prod’hom sont empreintes d’un état d’esprit : passer et s’émerveiller. Malgré la fatigue et la pluie, on recherche la vie dans cette nature morte, on est attentifs à ces instants, fugitifs mais éternels, qui nous projettent brutalement dans le monde : passer et s’émerveiller.

La nature morte au melon et à la pastèque évoque également un memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir ») qui transparaît en filigrane tout au long de Novembre. Chantemerle, l’établissement médico-social dans lequel S. finit ses jours, revient à l’esprit aussi souvent que la consultation quotidienne de la météo. Novembre est un « poème de fin de saison » qui nous convie à nous rapprocher de son évidence, à apprécier pleinement ce mois difficile et tous ceux qui le précèdent ; avant la fin de l’année, avant la fin de la vie.

 

Une carte du Seeland (à gratter)

Les habitués du blog lesmarges.net reconnaîtront la justesse avec laquelle Prod’hom capte l’essentiel d’une journée, d’une pensée, d’un paysage. C’est en direction de Soleure, dans la région des Trois-Lacs, que le poète nous emmène cette fois ; vers le nord, là où l’eau est omniprésente, « là où le présent bégaie, l’avenir hésite et le passé s’attarde comme un point d’orgue ».

L’auteur romand reste fidèle à sa recherche de beauté dans les petits riens : des brimborions qui condensent la substance du monde, comme dans son premier ouvrage Tesson (2014), aux chemins que l’on crée, bordant les rivières et la société, comme dans Les Marges (2015).

Le promeneur solitaire donne du relief à ce tableau cartographique qu’on reconstitue mentalement, en grattant sa surface pour y déceler son histoire et en le coloriant de ses rêveries :

 

Le rêve ne mène nulle part ; il rend au paysage, que nous ne voyons plus de l’avoir trop vu, un visage ; le rêve offre un peu de jeu, rend au monde ce que l’habitude lui a retiré, juste assez pour qu’il frémisse à nouveau.

 

Novembre nous promène au bord des eaux et à travers l’histoire du Seeland ; ce microcosme aux méandres que les hommes des pénitenciers corrigent, comme les pénitenciers corrigent les hommes.

 

Un « saint Augustin »

Dans la chambre de S, il n’y a qu’une image sur les murs : « Saint Augustin » peint par Carpaccio. S. choisit, comme ce modèle, de vivre seul cet instant qui ne devrait appartenir qu’à soi, cet « art qui ne s’exerce qu’une fois ». Loin d’être un sujet funeste, la mort est une liberté absolue, une machine à souvenirs, une invitation à « passer et s’émerveiller » envoyée aux vivants.

En marchant avec Prod’hom « sur l’autre versant, la vie à portée de main », on babille avec un gamin de Lussery, on surprend une vraie poule d’eau au bord de l’Alte Aare, on observe une fillette faire de la balançoire dans une zone abandonnée de Studen, « il n’y a décidément aucune raison de désespérer ».

S. est sous le patronage de saint Augustin ; nous, pendant cette marche, « les jambes lourdes, plombées par des semelles » dont on aurait préféré « qu’elles soient de vent », on rencontre parfois Rousseau ou Tolstoï, Louis Favre ou Robert Walser, Michel d’Yvonand ou une vieille dame de Bargen, et on fausse compagnie à notre solitude méditative, l’espace d’un instant, pour faire résonner nos pensées avec celles des autres habitants de ce monde.

 

Un dernier tableau

Les trois images convergent et fusionnent en un seul et unique tableau – légué par S. comme un message ultime, sublime et débordant de sens – que je laisserai au lecteur le plaisir de découvrir. Novembre nous fait quitter le temps de nos horloges pour suivre les traces de ce marcheur automnal qui passe, pense, s’émerveille et, finalement, vit.

 

Anthony Ramser

 

Jean Prod’hom, Novembre, Genève, éditions d’Autre Part, 2018, 320 pages, CHF 30.-

 

Laisser un commentaire