Plus jamais ainsi. Comme toujours.

« Ils n’existent pas, les mots dont tu aurais besoin. »[1] C’est précisément pour cela qu’Anna Stern s’est donné pour tâche de parler de la mort et du deuil d’une manière nouvelle, très personnelle, dans son quatrième roman, das alles hier, jetzt (« tout cela, ici et maintenant »). Son entreprise a été récompensée par le Prix suisse du livre 2020.

 

No Future

Comment parler de l’indicible ? Où situer les souvenirs ? Qu’advient-il du « je » lorsque le « tu » disparaît ? Le dernier roman d’Anna Stern, das alles hier, jetzt (tout cela, ici et maintenant) se penche sur ces questions. C’est un livre de contrastes : vie et mort, « moi » et les autres, maintenant et avant, l’individuel et le lien. Pour l’instance narratrice dans son deuil, les frontières s’estompent. Le cercle d’amis tombe dans un engourdissement, de peur que le passé ne s’échappe et que les souvenirs ne soient effacés. Pour combler le vide qui s’étend entre eux, les endeuillés n’ont qu’un seul moyen : se rendre au cimetière. Là, ils déterrent l’urne de leur amie défunte puis roulent jusqu’à la mer dans une voiture volée, afin de libérer les cendres et de se débarrasser de l’esprit de leur amie.

Le passé et le présent sont certes déjà entamés dans le roman de Stern, mais ils ne peuvent se poursuivre que de manière fragmentaire. L’avenir, quant à lui, est entièrement inexistant. Au lieu d’un continuum d’intrigues définies se dévoilent sensations et sentiments. Ainsi, par rapport à la vie, le sens, c’est être ensemble.

 

En lambeaux

Pour dire cette situation, Stern trouve une langue particulière, juste. Ses descriptions sont très vivantes. La lecture se mue en expérience synesthésique grâce aux impressions détaillées de pieds nus, de froid, de douleur ou encore d’odeur de pain grillé au feu de bois que le texte évoque. Les nombreux vides sont caractéristiques du roman. Des mots manquent et les phrases s’achèvent abruptement : « tu n’aurais qu’à étendre le bras pour. »[2], point. Ou encore : « comme si ce n’était pas. comme si. »[3] Ainsi, les assertions se muent en fragments qui trompent les attentes, ouvrent des brèches, mènent parfois jusqu’au non-sens, et laissent la phrase à jamais ouverte. Le deuil et la mort s’étendent à la langue, et la narration voit ses mots lentement dépérir. Le « qu’en serait-il si… ? » et le « demain » ont été arrachés. La vie des protagonistes en deuil se reflète également dans les lambeaux de phrases qui sonnent quelquefois comme des sanglots : « tes pensées foncent dans un mur. ananke a ici. vous avez ici. une fois. »[4]

 

À propos de l’auteur

Anna Stern, née en 1990 à Rorschach, vit à Zurich et étudie les sciences de l’environnement à l’EPFZ. Son premier roman, Schneestill (« Silencieux comme la neige »), a paru en 2014 aux éditions Salis. Depuis, Stern a publié trois autres romans et un recueil de nouvelles. Elle a reçu une bourse de soutien littéraire de l’Office de la culture du Canton de Saint-Gall pour le roman Der Gutachter (« L’expert ») en 2015. En 2020, elle a obtenu le Prix suisse du livre pour le roman das alles hier, jetzt.

Photo: © A. Gstettenhofer

 

Raconter dans l’entre-deux

Du point de vue formel, le roman se démarque par sa mise en page novatrice : le présent se trouve toujours sur la page de gauche, narré en brefs paragraphes. Le passé, où la narratrice se remémore les moments partagés, se situe sur la page de droite. Les souvenirs, imprimés en gris, prennent ainsi la forme d’une ombre. Entre les deux lignes narratives bée un trou – la mort d’une proche aimée. Les nombreux espaces vides sur les pages du livre figurent visuellement cette perte ainsi que la lutte de la protagoniste pour remplir ce néant. Comme la narratrice, qui se réfugie sans cesse dans le passé, le lecteur doit lui aussi constamment se remémorer les événements car les deux fils de la narration s’entrecoupent et ne s’enchaînent pas sans heurts.

Stern joue avec une autre limite encore en laissant le genre de ses personnages ouvert. Jusqu’au bout, on ignore si l’instance narratrice et ses amis sont féminins ou masculins. Des noms inventés comme Egg, Ash, Vienna et Eden n’offrent pas d’indication claire. Le passage du « je » au « tu » est brouillé dès les premières pages : les amis se donnent mutuellement un nom. L’instance narratrice reçoit le nom d’Ichor, derrière lequel se cache son « Ich » (son « moi ») ; son identité n’émerge qu’à travers l’autre. das alles hier, jetzt ne remet pas uniquement les catégories de genre en question, mais rend également cette incertitude fertile dans l’exposition des relations intimes des personnages.

Le roman ose l’impossible : parler de manière juste du deuil malgré le manque de mots. Anna Stern montre de façon impressionnante comment un « je » se perd lui-même lorsque le « tu » meurt, et comment la langue disparaît lorsqu’un être aimé s’évanouit de la vie. Au milieu des tensions entre souvenir et oubli, incapacité à parler et flux de mots, torpeur et sortie de l’impasse surgit un texte qui met en évidence ce qui le travaille.

 

Traduction : Rosine-Alice Vuille

 

Anna Stern: das alles hier, jetzt. 248 pages. Zurich: Elster & Salis 2020,                24 francs.

 

[1] «es gibt die worte nicht, die du bräuchtest.»

[2] « du bräuchtest nur den arm auszustrecken, um. »

[3] « als sei nicht. als ob. »

[4] « deine gedanken laufen gegen eine wand. ananke hat hier. ihr habt hier. einst. »

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