Prendre de la hauteur, gravir le temps

Saxe, Allemagne, à quelques kilomètres de la frontière tchèque. Perché au sommet d’un rocher – son récif – l’homme observe le monde à ses pieds. D’un côté, il voit le village où il a grandi, des années auparavant, avec ses parents ; de l’autre, celui où il vient de s’installer avec sa femme – Christina – et « la Petite ». C’est l’histoire de ce personnage sans nom que raconte Thilo Krause dans son premier roman, Presque étranger pourtant, traduit de l’allemand par Marion Graf et paru en janvier 2022 aux Éditions Zoé. À la suite d’un tragique accident dont il doit porter la responsabilité et qui coûte une jambe à son meilleur ami Vito, le jeune narrateur déménage. Il passe sa vie dans un autre pays avant de revenir en étranger, en fantôme plus qu’individu, sur la terre de son enfance. « Suis un tout autre », affirme-t-il, omettant le pronom personnel qui lui aurait garanti une présence dans ce pays retrouvé. Mis au ban de la société par une population hostile, il tente de s’y ménager un espace habitable – entre réalité présente et souvenirs – aux côtés de figures elles aussi marginales : Jan, d’origine tchèque, chauffeur de bus dans la Ville-qui-n’en-est-pas-une ; Jiři, le concierge de l’école, tchèque lui aussi ; Vito l’unijambiste, enfin, son ami d’enfance.

Dans ce premier roman, Thilo Krause parvient brillamment à rendre dans son écriture le mouvement propre à l’exil et au retour. En plus d’annoncer ce mouvement, le titre allemand (Elbwärts, littéralement « En direction de l’Elbe ») témoigne aussi d’un inachèvement que l’on retrouve dans le Presque du titre français. Le parcours du narrateur se résume ainsi à une errance sans fin, encombrée d’un passé qui l’empêche de vivre au présent. C’est ainsi que nous errons, avec nos caravanes invisibles, affirme-t-il. Ce mouvement, moteur du récit, génère une multitude de frottements entre autant de forces antagonistes qui fragmentent l’univers auquel est confronté le narrateur, le reléguant dans un monde en tout point étranger. Thilo Krause fait de l’accident de Vito la première fissure qui entraînera toutes les autres. Alors que les deux enfants gravissent une paroi rocheuse, le jeune narrateur, [se] tirant toujours plus haut, parvient au sommet tandis que Vito chute. Soudain, il était en bas, couché par terre. La jambe dont il devra être amputé annonce alors l’amputation existentielle du narrateur, privé de sa place dans le monde.

À partir de cette catastrophe inaugurale, dont on aurait dit qu’elle s’était passée dans un autre monde, Thilo Krause décrit un univers fracturé de toutes parts. La Ville-qui-n’en-est-pas-une est comme séparée d’elle-même par son propre nom et la forteresse qui trône en son centre constitue un monde parallèle. Mais la césure à laquelle Thilo Krause accorde le plus d’importance sépare le haut du bas. Celui-ci représente un passé menaçant, que l’écrivain façonne en faisant appel à la métaphore aquatique. L’eau permet ainsi de dire l’engloutissement du souvenir en même temps que l’errance du narrateur à travers l’océan des feuillages et dans une maison qu’il conçoit comme un navire. À l’inverse, le haut figure un avenir désirable, une position hors du monde qu’il s’agit de conquérir. C’est pourquoi Thilo Krause mobilise ici une autre métaphore, celle de la conquête spatiale : Assis sans bouger, j’ai lancé le compte à rebours, à partir de dix. C’était l’instant du décollage, quand le silence était suspendu sur Baïkonour. Les hauteurs constituent ainsi le seul monde habitable, comme le laissait déjà entendre la citation de Tom Waits placée en exergue : That deep blue sky is my home. Ce lieu, incarné dans le récif au sommet duquel s’ouvre et se referme le roman, est aussi – et surtout – lieu d’écriture. Maintenant, ce n’est plus une histoire que je raconte, maintenant, le monde est comme je veux, annonce le narrateur perché sur son rocher. Et c’est là le tour de force accompli par Thilo Krause : intégrer le geste littéraire au mouvement de la narration et, paradoxalement, faire de la sortie du monde qu’implique l’écriture le meilleur moyen de réinvestir ce même monde dans la fiction, de lui redonner sa cohérence spatio-temporelle et son intégrité : D’ici en haut, je peux regarder en avant et en arrière. D’un côté la maison, où Christina met en ce moment la Petite au lit. De l’autre le village de mon enfance. Toutefois, si l’écriture donne l’illusion de pouvoir recoller les morceaux, elle ne fait en réalité que les cacher sous le tapis de la fiction qui multiplie les « en imagination », « je pouvais m’imaginer », « je m’imagine » et autres « c’est comme si ». L’imagination peut bien voiler les débris, mais pas s’y substituer.

Ce passé qui n’est pas le mien, que j’aurais dû oublier, Thilo Krause décide finalement de le détruire dans une inondation. L’eau quitte alors le domaine de la métaphore et submerge la vallée où s’ancre le récit, rejouant l’échec de l’écriture dans l’apaisement du passé. Mais cet échec est tout relatif, puisque c’est précisément en écrivant que Thilo Krause efface, à l’instar de son narrateur : Tout cela est donc en train de disparaître et de s’effacer, à chaque histoire que je racontais à Jan. C’est donc bien la littérature, ou du moins sa capacité à modeler le réel, qui permet aux protagonistes de garder la tête hors de l’eau.

Avec Presque étranger pourtant, Thilo Krause signe un très beau premier roman. Il rend habilement compte des méandres de l’exil et du retour en construisant un labyrinthe narratif dans lequel espace et temps s’entrechoquent en permanence. Mon enfance était une autre planète. Au drame personnel, il ajoute subtilement une seconde strate collective, un autre passé qui confère à son roman une portée bien plus large qu’il pouvait sembler de prime abord ; un passé fait de croix gammées et d’insignes SS. Lourdement chargé, celui-ci s’apparente alors à une matière radioactive, dangereuse et instable bien qu’invisible : Chez nous, c’est le passé qui biperait […]. Il chuinterait comme un flux de chaleur.


Thilo KRAUSE, Presque étranger pourtant, traduit de l’allemand par Marion Graf, Chêne-Bourg, Genève, Éditions Zoé, 2022, 205 pages, 29.50 CHF.

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