C’est un voyage, sûrement le sien, qu’Alain Freudiger retrace dans Arpenté. Le narrateur y sillonne le pays du Gros-de-Vaud, le paysage de son enfance. Chaque escale de son périple, à côté d’une route, au-dessous d’une maison, lève le voile sur un souvenir de jeunesse : l’école d’Oppens, la passion pour les tracteurs, les visites à la déchetterie, la première cigarette, l’attente du bus à l’école de Pailly, les baskets Adidas, la télé en noir et blanc …
L’exploration mémorielle d’Arpenté esquisse comme un recueil de souvenirs, une intime confession, une autobiographie. Cependant, le lecteur n’est pas simple témoin du périple du narrateur ; il y est embarqué au sens le plus fort. Narrateur et lecteurs deviennent une seule entité : le « nous ». Puisque nous avons fait le tour du jardin, nous pouvons entrer dans la maison, la cure de Pailly. En effet, Alain Freudiger va au-delà de l’exploration de l’intimité : il transcende l’écriture de soi en capturant l’enfance dans ce qu’elle a d’universel. En contant les bêtises enfantines, la première confrontation avec la mort, les peurs nocturnes, la première amoureuse, celle qui provoque une émotion chaude et insoupçonnée, le narrateur crée un écho entre sa jeunesse et celle de ses lecteurs. Les blessures font partie alors de la vie de tous les jours, le corps se couvre de griffures, d’ecchymoses, d’entailles, les jambes surtout, ce sont les jambes qui ramassent le plus, les genoux sont souvent déchirés et saignants, il faut y mettre du mercurochrome, celui qui pique et brûle, qui est tout orange.
L’auteur aborde cette plongée dans les souvenirs avec précision et réalisme, mettant en lumière les sens, leur développement et leur impact durant l’enfance. Le narrateur se rappelle la découverte du fruit de la passion, des endives au jambon, de l’Aromat, du sureau… Cette réminiscence sensorielle ne se cantonne pas au goût : Mon corps me réserve parfois des surprises, l’une d’elles quand je prends conscience qu’il a une odeur. Jusque-là, il me paraissait inodore, et voilà qu’un jour, dans telle circonstance, je comprends que mon corps, poitrine, bras ou cuisse, sent l’œuf, l’œuf dur, ou une odeur voisine. À la précision s’ajoute l’honnêteté. Le narrateur ne ment pas, ne joue pas. Il évoque des souvenirs parfois usés par le temps, sans craindre d’assumer la perception floue qu’il en a.
Le ton joyeux de ce roman, ses touches d’humour feront sourire ses lecteurs. Ils apprécieront le doux mélange entre la maturité de la voix du narrateur et l’innocence, la légèreté du protagoniste. Car en découvrant mon environnement, je découvre que j’ai un corps, des sens, une pensée. Avant de l’explorer, je n’étais rien, ou pas grand-chose. J’explore ces frontières et je me crée un corps, encore partiel, une sensibilité, un être. Alain Freudiger est un adulte qui n’a pas oublié qu’il était enfant.
Alain Freudiger, Arpenté, Éditions La Baconnière, 2023, 139 pages, 20 CHF.