Ecrire à propos de Camille s’en va n’est pas une tâche simple. Il faut trouver un équilibre entre les deux aspects complémentaires et divergents du roman : le récit d’amitié et l’engagement politique des personnages. Ne valoriser que les dynamiques relationnelles qui se développent entre les protagonistes signifierait transformer le cri de dénonciation de Thomas Flahaut en un récit mielleux. Mais aborder le sujet politique force à s’exposer – « Je hais les indifférents », disait Gramsci. La sincérité devient alors le diktat suprême, surtout si l’on doit parler d’un roman dont on ne partage pas la vision politique.
Camille s’en va défend des idées qui sont à tel point loin de moi qu’elles m’ont causé un malaise à la lecture. En effet, j’ai éprouvé un puissant sentiment de colère face au clin d’œil que le roman fait à la protestation du black bloc contre l’ordre établi et la police. À ce sujet, il n’y a aucun doute sur la position de l’auteur, qui dans ses remerciements écrit : Enfin, à celles et ceux qui, durant l’écriture de ce livre, ont été victimes de l’ordre policier, interpellé·e·s, blessé.e.s ou mort·e.s. Je vous dis ma solidarité. Je suis au contraire convaincue que le privilège de vivre dans une société démocratique nous oblige à procéder à des changements dans le cadre du système institutionnel même. Tel est mon côté de la barricade. C’est depuis là que j’écris.
L’intrigue de Camille s’en va est vite résumée. Trois enfants se rencontrent et deviennent amis. Jérôme et Camille, frère et sœur, sont les enfants du docteur du village. Yvain provient au contraire d’un milieu défavorisé. Durant l’adolescence, l’arrivée de la politique dans la vie du groupe accroît la beauté de la relation, qui se maintient jusqu’aux dix-huit ans. Un tournant décisif s’opère alors. Le trio s’engage dans la lutte du mouvement de protestation black bloc, avec toutefois des degrés d’implication variables. Camille, la meneuse, est toujours en première ligne : « Camille est partout. Camille, qui explique la situation, parle de tactique. Qui donne la parole », tandis que l’attitude de Jérôme se caractérise par son ambiguïté dans les moments décisifs : « Alors Geronimo remonte le courant de la foule qui se presse contre les keufs. À Camille il ne dira pas qu’il avait eu peur pour lui, mais pour eux. Il n’est pas le seul à s’échapper ». Ces nouvelles circonstances provoquent la séparation des membres du groupe : « Ce soir-là, il avait l’impression d’avoir perdu pour toujours la grande héroïne de sa vie. Camille avait, pendant des années, été là dans tous les moments importants de son existence. Et puis Camille, peu à peu, s’était effacée ». Une blessure brûlante, surtout pour Jérôme qui décide de s’éloigner matériellement des autres. Jusqu’au moment où – neuf ans après – Yvain lui demande de l’aide dans la bataille finale contre l’État qui veut évacuer la ZAD dite « La Cingle ». Alors, face aux dangers que son ami court pour protéger cette forêt de l’abattage, le fils du docteur se verra obligé de repenser ses choix et de faire face à son passé.
À ce stade, il apparaît que l’attitude équilibrée que j’essaie de tenir ne dépend pas seulement d’un désir d’objectivité, mais qu’elle correspond aussi à la structure du roman. Camille s’en va oblige son lecteur ou sa lectrice à réfléchir à la crise politique, sociale et environnementale des sociétés européennes, en même temps que le livre explore les dynamiques de trahison, déception et incommunicabilité que touchent toutes les relations humaines. À la fin de la lecture il reste un sentiment apocalyptique de dévastation, mais aussi la volonté de s’interroger sur la société qu’on veut construire pour ceux qui viendront après nous. Et cela concerne tout le monde, de n’importe quel côté de la barricade. Tout comme est universelle la description du pardon et de la réconciliation entre les amis, sur le chemin qui conduit chacun à trouver sa liberté. Ce n’est pas seulement Camille qui doit évoluer jusqu’au point de partir ; chacun devra s’en aller à son tour.
Thomas Flahaut, Camille s’en va, Paris, Editions de l’Olivier, 2024, 288p., 34 CHF.