Histoire de quelques enfants et des hélices qui leur ont permis de voler

À un moment donné, l’un des personnages du roman Les enfants à l’hélice dit à son partenaire : « J’ai compris le sens de la vie ». La réaction, ironique, ne se fait pas attendre : « Rien que ça ! Fais-en un livre, je crois que d’autres personnes sont en train de le chercher, ça pourrait les intéresser ». L’échange est amusant, mais ce n’est qu’en le situant dans son contexte qu’il se charge d’une signification précise. À bien y regarder, derrière cette référence métalittéraire se cache, au moins en partie, le sens du récit que Noémie Moulin présente dans son nouveau livre paru ce printemps aux Éditions Torticolis et Frères.  

Les enfants à l’hélice se concentre sur trois histoires qui n’ont apparemment rien à voir l’une avec l’autre. La première est celle de Mado : née dans un petit village alpin, dans les années soixante, elle quitte sa famille et les lieux de son enfance pour déménager à Sion avec son mari. Le changement bouleverse l’équilibre psychique de la jeune épouse, jusqu’à point où elle se retrouve à vivre avec un sentiment constant de forte anxiété. « C’est moi, cette peur. Je suis elle, elle est moi ». Dans un coin d’Europe très reculé, on rencontre un enfant et sa nombreuse famille. Ce sont les années nonante et nous sommes dans les Balkans dévastés par la guerre d’ex-Yougoslavie. Là, bien que la réalité du conflit soit omniprésente, les adultes s’efforcent de protéger les enfants comme le petit Mali. C’est pour cette raison que le silence sur les questions à propos de ce qui est un train de se passer devient : « une règle tacite, un dernier rempart fragile entre l’innocence des enfants et la cruauté du monde au-dehors ». Enfin, le dernier récit se déroule à l’époque des réseaux sociaux et dans ce qui semble être à nouveau la Suisse. La protagoniste est une femme qui souffre d’une forme très dure de dépression. « Dans ma tête, cela fait déjà plusieurs mois qu’il neige. La neige s’est accumulée, formant de hautes buttes dans me jambes, jusqu’à atteindre mon ventre. Une fois mes poumons engourdis, ralentis, je n’avais plus d’endurance pour supporter quoi que ce soit. J’ai renoncé à sortir ». Des phases de hauts et de bas se succèdent jusqu’à ce qu’elle décide de chercher un soulagement en partant en voyage. 

Significativement, pour raconter ces trois histoires, Noémie Moulin joue avec les techniques narratives et avec les caractéristiques des genres littéraires. L’intrigue avance grâce au portrait de brèves scènes de la vie des personnages. A chaque scène corresponde un chapitre qui est dédié seulement à un de trois protagonistes. En outre, on ne trouve jamais deux fois de suite le même sujet. Jusqu’ici, on a décrit un roman plutôt classique, mais quelle surprise quand pendant la lecture on se rende compte que les chapitres ressemblent plutôt à des short stories ! Cette proximité devient évidente en observant les conclusions des scènes, qui sont parfois tendres, parfois fulminantes. Il s’agit sans doute d’une stratégie intéressante grâce à laquelle le pouvoir narratif de la nouvelle se mélange à celui du récit long. Car c’est seulement à la conclusion du roman qu’on perçoit vraiment l’habilité de l’écrivaine valaisanne : à ce moment-là, la tension narrative créée page après page se résout en un système de nœuds qui sont à la fois dénoués et renoués. En outre, le jeu narratif s’enrichit par les clins d’œil que l’écrivaine fait aux poétiques contemporaines de l’autofiction en se représentant dans les premiers pages de son roman : « Combien de racines se sont entremêlées pour que se rejoignent au milieu de la forêt, le destin d’Adis et celui de Noémie. Avant de planter des graines dans le sol mouillé, se souvenir des sentiers creusés par les histoires de celles et ceux dont nous descendons. Honorer la terre avant d’y bâtir notre maison ». 

Rassembler avec maîtrise tous ces différentes voix et points de vue signifie alors construire les outils pour pouvoir enfin aborder la question du sens de la vie. Un aspect du récit qui est intrinsèquement lié à l’histoire familiale des personnages, autant passée que présente. « Honorer la terre avant d’y bâtir notre maison ». La quête pour une réponse ne se dénoue pas facilement. Comme on l’a vu, chacun des protagonistes est appelé à se confronter à ses ennemis, qu’ils soient des démons internes ou externes. Et c’est grâce à la douleur représentée dans toutes ses nuances qu’on arrive à comprendre ce que veut dire « être un enfant à l’hélice ». « Tu l’imagines, des milliers de petites hélices accrochées dans son dos ? Il planera au-dessus de nous, il nous montrera où aller. Je crois qu’on sera capables, toi et moi, de suivre sa voie ». Il reste alors une seule question à nous poser : serons-nous également capables de suivre notre guide là où elle nous mènera ?


Noémie Moulin, Les enfants à l’hélice, Éditions Torticolis et Frères, 2024, 166 pages, 15 CHF.

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