Stella, une sainte « qui touche »

Prendre en main ce livre, c’est déjà la saisir. Dès la couverture, la nouvelle héroïne de Joseph Incardona se pare de dorures pour nous inviter à entrer. La rosace qui entoure sa tête nous appelle. Avec les yeux mi-clos, la femme représentée semble en prière ou … en jouissance ? L’ambiguïté du personnage de Stella nous interpelle. Oui, elle est jeune et blonde mais pas que. Oui Incardona provoque, mais pas que. Ouvrons le livre !

Par trois fois, la prostituée guérit les hommes, et la confession du dernier d’entre eux fait basculer leurs destins à tous. Le problème de Stella, ou son don, est qu’elle est capable de soigner ceux avec qui elle couche. Et ça dérange, forcément. Allez leur dire, à ceux qui prient encore la Vierge Marie, que la dernière sainte en vogue opère par le péché de chair. Très vite (mais alors là vraiment très vite) la nouvelle est transmise au Vatican, qui y voit une extraordinaire opportunité. Cette femme fait des miracles, il suffira donc d’en faire une martyre rapidos pour qu’elle soit la nouvelle sainte en vogue. Les jumeaux Bronski sont sur le coup et donnent tout son sens au genre pulp, caractérisé par le nombre de crimes violents. Avec Stella et l’Amérique, l’auteur s’inscrit pleinement dans la suite de ses romans noirs, tout en y mêlant un nouveau souffle par l’originalité du destin de sa muse la plus récente.

L’histoire défile, s’enchaîne dans une soixantaine de chapitres qui semblent vouloir donner un coup d’accélérateur au camping-car de notre sainte prostituée. Entre ceux qui veulent profiter de ses services, le prêtre ancien militaire qui va l’aider, et les deux tueurs à gage envoyés par le Saint Siège pour la tuer, Stella prend la fuite. Ce cadre prometteur laisse place à la traque de cette si naïve louve. Et le voyage commence, dans une Amérique rendue tout de suite familière. Pour ce faire, le texte nous plonge dans des scènes visuelles, montrant tour à tour une caravane de voyante mexicaine, des jumeaux-tueurs nettoyant des restes humains, puis la salle de sport du pape, Simon II. Les emprunts à l’anglais, à l’espagnol ou au latin participent au réalisme des dialogues. Les multiples références aux marques y contribuent aussi, même si c’est toujours frustrant de ne pas savoir de quoi exactement on parle. Elles précisent ce cadre américain tout en nous distanciant quand celles-ci sont trop poussées : vous savez à quoi ça ressemble, vous, les Tony Lama ou la Chevrolet Camaro ’69 ? Non ? Et bien bonne chance pour vous imaginer les pompes des frères Bronski ou leur bolide. L’abondance, autre trait emprunté à la grande Amérique, m’a fait quelque fois me demander si ce n’était pas un peu trop : trop de références, trop d’enchaînements, trop de personnages… Mais n’est-ce pas dans ce trop que se mêlent les fils de l’intensité incardonesque ? 

Comme souvent, de nombreux alliés meurent, et certains dans des conditions que l’on pourrait reprocher à l’auteur. La scène où les deux jumeaux s’asseyent un instant dans une église pour contempler avec émotion la mise en scène macabre qu’ils viennent de réaliser en tuant un séminariste est particulièrement glaçante. Une fois, seulement, le texte nous permet de reprendre notre souffle dans cette course, en étalant la description d’un moment clé en deux colonnes. Cet étirement temporel de quelques lignes aurait mérité de se répéter, notamment au moment où Stella s’interroge sur le sens de ce curieux don de guérison. Une courte pause intervient alors, comme pour relativiser l’existence du prêtre et de la sainte en fuite : « Il aurait pu lui dire, aussi, le père Brown, que notre corps contient l’essentiel de toute la matière recensée à ce jour dans l’univers. Que rien n’existe en dehors de nous. Que tout existe en dehors de nous. » Les passages où l’auteur prend de la hauteur par rapport à l’histoire sont délicieux, si bien que nous les souhaiterions plus nombreux. Le troisième miraculé rejoint sa femme et doit bien lui expliquer comment il a été guéri. Forcément, il est mal reçu. « Et Robert se sentit seul comme il ne l’avait jamais été. Oppressé non par la solitude en elle-même, mais par celle éprouvée en présence de l’autre, la pire qui soit. » On retrouve aussi ces prises de recul dans les jeux d’apparition de l’auteur, qui s’intègre dans son texte en parlant à la première personne. Après s’être attaché aux affreux frères Bronski : « ils sont les rouages de l’épopée, ils sont la légende, ce que je tente de décrire. Et j’ai trop bu, et je suis si triste, faut pas m’en vouloir de ce lyrisme, je reviens, j’en reviens à mes personnages, ils sont mon rêve à moi – j’en reviens. » Derrière la toile de l’intrigue, Joseph Incardona n’a pas peur de se montrer pour nous donner à voir les rouages de son ouvrage en construction. En plus de cela, on partage son plaisir à imaginer la vie vaticane, les dessous de ce lieu tant fantasmé. 

Entre humour et violence crue, séduction et naïveté, guérison par le sexe (lieu du péché), les jeux d’opposition sont nombreux. Tout abonde dans ce texte, mais finalement rien n’est en trop puisqu’« on écrit parce que tout ce qui n’est pas dit se perd. » L’incongruité et l’apparente distance de l’histoire avec notre quotidien s’efface au profit de la finesse des personnages. Au-delà du rose, du bleu et du doré qui ornent la couverture, Incardona nous donne à vivre toutes les nuances de la palette émotionnelle, nous tirant du noir meurtrier vers le blond de la volupté. 


Joseph Incardona, Stella et l’Amérique, Bouscat, finitudes éditions, 2024, 224 pages, 36 CHF.

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