Est-ce que je regarde ou suis-je plutôt regardé.e ? Tous ces yeux qui fixent mais ne jugent pas. Une présence vide, ils ne reflètent que la boîte dans laquelle ils reposent. « Pouvaient-ils dormir même s’ils n’avaient pas de paupière ? Elle [Armelle] l’espéra, c’était si bon de s’oublier dans le sommeil. » Ces yeux : élément central de la vie d’Armelle. Il y a ceux qu’elle fabrique, ceux qu’elle perd de vue, ceux que l’on porte sur elle et enfin ceux de sa créatrice Anne-Frédérique Rochat.
Ceux qu’elle fabrique dans son atelier. Pour redonner une symétrie aux visages abîmés. C’est touchant à première vue, poétique à souhait. On se le dit après avoir lu le quatrième de couverture. Mais Armelle a un rapport étrange avec son art. Déjà parce qu’elle stocke une quantité immense d’yeux uniques qui ne serviront jamais et au milieu desquels elle se sent trop à l’aise. C’est bien normal qu’un artisan développe un lien particulier avec son œuvre, mais là ça crée un malaise. On peine à comprendre l’attachement d’Armelle pour chaque pupille inerte, en qui elle voit un ami. Sa passion a commencé ainsi : son grand-père portait un œil de verre qu’il sortait aux réunions de famille pour la faire rire. Une fois, elle le prend dans sa bouche avant de se faire reprendre par sa mère. « A cette époque, son rêve était d’en avoir un à elle, rien qu’à elle, un œil dont elle s’occuperait, qu’elle cajolerait et qui la protègerait ; elle s’imaginait lui bricoler un petit lit avec une boîte en carton pleine de coton qu’elle poserait sur sa table de chevet. » C’est un peu troublant, non ?
Ceux qu’elle perd de vue, la paire d’yeux de son mari Léonard. Elle le voit d’abord s’enfiler dans une rue en rentrant du marché, alors qu’il est censé travailler à l’autre bout de la ville. Non ça ne peut pas être lui, et qu’est-ce qu’il ferait là ? C’est forcément quelqu’un d’autre. Anne-Frédérique Rochat vient gratter là où ça fait mal. La situation que nous voulons tous éviter : le plus proche nous cache quelque chose. Dans la douceur du foyer vient frapper le mensonge. Armelle doute, plonge dans une nouvelle réalité et est encore loin de la vérité.
Ceux que l’on porte sur elle, cette jeune femme dont on partage la quête. L’intrigue repose sur les épaules d’Armelle. Elle nous entraine et on réfléchit, enquête et découvre tout en même temps qu’elle. Les quelques autres personnages, comme le mari d’Armelle, nous restent extérieurs. Tout est fait pour que l’on soit au plus proche de la jeune femme désemparée. C’est avec un naturel remarquable que ses pensées deviennent les nôtres, sans que l’on questionne sa lucidité. Faudrait-il garder la tête froide au milieu des révélations ?
Ceux de sa créatrice, Anne-Frédérique Rochat. Dans ce livre au format allongé qui tranche avec son récit court mais très efficace. L’image d’illustration nous présente l’ombre d’une femme de profil derrière sa fenêtre alors qu’il fait déjà bien sombre dehors. L’intime d’un couple nous est dévoilé. Tout ce que l’on ne voudrait pas révéler de soi. Elle nous prend, nous secoue si fort que l’on ressort avec le tournis. Qu’est ce qui est vrai ? Que fait Léonard ? Et comment Armelle va-t-elle découvrir la vérité ? Même en gardant les yeux grands ouvert, tout est devenu flou.
Anne-Frédérique Rochat, Le trouble, Genève, Editions Slatkine, 2024, 142 pages, 25 CHF.