Il y a les pères géniteurs et il y a les pères façonneurs. Il y a ceux qui n’ont fait que nous donner la vie et il y a ceux qui lui donnent un sens.
Avec son septième roman, La danse des pères, Max Lobe dévoile un pan plus intime de son écriture et propose une réflexion sur les figures paternelles qui construisent l’identité d’un individu. L’auteur aux nombreux prix littéraires renvoie son lectorat au Cameroun pour découvrir la vie de Benjamin Müller, un jeune homosexuel qui se bat pour son émancipation. Max Lobe n’en est pas à son coup d’essai quant à ces thématiques ; toutefois, La danse des pères se distingue dans la mesure où il s’agit ici d’un livre dédié aux pères qui peuvent nous faire du mal et à ceux qui peuvent nous en sauver.
Si Kiyo et Dorcas observent la scène, sages dans leur coin comme un juré devant une audition de ballerino, moi, j’applaudis de toutes mes forces, Paaapa de paaapa !, Paaapa de paaapa !; je saute sur les chaises, le canapé, partout-partout, je lève mes petites mains en l’air et je crie comme un admirateur devant son étoile.
Adulte, Benjamin est accoudé à la fenêtre dans son appartement lorsque les souvenirs de son enfance à Douala, dans son Cameroun natal, l’envahissent. À priori, c’était une enfance heureuse. Le père de famille, Kundè Di Gwet Njé, est un père aimant qui propage la bonne humeur par ses contes issus de sa vie, mais aussi par ses déhanchés légendaires de funky-makossa. Mais cette ambiance bon enfant n’est qu’éphémère : Benjamin sera violemment rejeté par son père et les autres hommes de Douala à cause de son apparence jugée « trop » féminine. Le protagoniste devra se battre seul pour prendre sa revanche sur ces hommes qui l’ont ostracisé. Son seul soutien réside en ses autres pères, ceux qu’il ne connaît qu’à travers les livres et la danse, et qui sont là pour l’épauler tout au long de ce combat personnel.
Aaah les enfants ! C’estàdire que parfois, lorsque je regarde la photo de Pôoopo Biya que votre mère a fait accrocher ici au-dessus de cette télévision, je me dis : Vreuuument, si seûment notre petit père de la nation-ci avait eu affaire à nos frères nkassa d’Algérie, il y a longtemps qu’il aurait quitté son petit trône de palais à Étoudi, là-bas à Yaoundé. Est-ce que les nkassa blaguent ? ils allaient lui dire, Ma’as-salama, Au revoir monsieur le président !
La danse des pères nous plonge dans l’intimité du jeune Benjamin. Plus encore, nous vivons sa vie. Nous prenons place à ses côtés pour assister au théâtre de son enfance. Le mot d’ordre est ‘authenticité’ et pour y parvenir, l’auteur propose un livre où la langue déployée est à l’intersection entre le français et le bassa. Max Lobe opte pour une langue vivante où récit et discours se mélangent pour faire place à l’oralité. Lire La danse des pères devient ainsi tâche ardue, tant le livre est bruyant.
Que quoi ? Tu baises avec les hommes ? Aaah Benjamin, t’es devenu pire encore qu’une chose blanche. Maintenant, écoute-moi bien, eh, comme tu vis là-bas avec ces gens-là, reste avec eux. Ne remets plus jamais les pieds ici. Compris ? Jamais.
Vivre dans l’intimité de Benjamin a un prix : la souffrance. On ne peut rester insensible au déversement de haine homophobe que Benjamin vit à Douala. De cette souffrance naît sa soif de revanche. Benjamin refuse catégoriquement de rester victime et reprend le contrôle de son histoire. La danse des pères est un livre qui questionne le pardon. Est-il possible de pardonner à nos pères le mal qu’ils nous ont infligé ? Comment faire ? Pour Benjamin, la route vers le pardon est longue et c’est une route qui se fait en solitaire. Max Lobe fait de l’intime une redoutable arme politique. De Kourouma à Mongo Beti, en passant par James Baldwin et Arthur Mitchell, La danse des pères est une lettre de remerciement à tous ses pères racisés qui ont donné sens à sa vie en refusant de se taire. La danse des pères envoie valser le patriarcat avec un texte à la mélodie explosive. Mais la question reste en suspens : serez-vous capable de suivre la cadence ?
Max Lobe, La danse des pères, Genève, Zoé, 2025, 176 pages, 24 CHF.