« 28 juillet 1909 ». C’est sur cette date que s’ouvre le Manifeste Incertain 10. Vous voulez d’autres dates ? Servez-vous, il y en aura bien assez pour tout le monde : « en août 1922 », « Automne 1956 », « Novembre 1950 » ou encore l’indémodable « 6 janvier 1941 ». Effectivement, c’est bien un texte biographique. Il porte sur la vie de Malcolm Lowry, auteur de Under the Volcano, et sur celle du sculpteur et peintre suisse Alberto Giacometti qu’on ne présente plus dans nos contrées. Les pages les concernant sont remarquables par la quantité astronomique d’informations fournies. Loin de se concentrer uniquement sur les haut-faits et réussites de ces deux artistes, la narration dévoile aussi leurs échecs moraux ou professionnels : la beuverie, les réécritures multiples ou encore la fréquentation de prostituées.
Petit aparté : j’ai un souci. L’ennui m’inquiète, non, me terrifie ! Je tremble rien que d’y penser. Pour me départir de cette frayeur qui me tourmente, je propose un petit jeu : Wikipédia ou Manifeste Incertain 10 ? Attribuez les citations suivantes :
« Mais son état finit par empirer, au point qu’il accepte de se laisser soigner au Bellevue Hospital, dans le service de psychiatrie. C’est Jan qui signe l’autorisation d’internement. « Tremblant, incohérent, halluciné », le patient ne reste que trois semaines dans l’établissement, sous prétexte qu’il est un étranger. »
Perdu ! Les deux citations sont bel et bien tirées du livre. Les dates défilent, les faits aussi, mais rien n’est incarné, on est face à une suite d’évènements décrits de manière factuelle, on stagne. Le style est d’un ennui dont l’illusion ne tromperait même pas Don Quichotte. Et c’est dire si le style ça me connaît, étant moi-même heureux bénéficiaire d’un échec définitif en études de français. À la limite, vous en sortirez nourri de fun facts sur Giacometti qui vous permettront de briller en société. Quitte à s’ennuyer, autant en retirer quelque chose. Critiquer et encore critiquer, c’est – tout le monde l’a bien sûr deviné – BORING. Hop, insert bilingue pour vous tenir en haleine. Ça fonctionne ? Du moins j’aurai essayé…
Donc, l’aburrimiento (j’essaie encore …) m’a consumé. Et deux cents pages, c’est long. Mais, coup de théâtre, tout n’est pas à jeter ! En l’occurrence, les (rares) fois où l’auteur intervient : considérations sur la mort, les « faux-amis », la politique, la guerre, la science … pensez à un sujet de discussion entre potes à deux heures du matin dans le fumoir d’une boîte quelconque et vous le retrouverez certainement dans ce livre. Trop nombreuses pour être développées, ces interventions de Pajak ont le mérite d’offrir un vent de fraîcheur bienvenu.
À soulever également : la forme, plus libre et subversive qu’une simple (auto)biographie. Ainsi, l’auteur ne se fait pas simplement jeter d’un bar, il s’apitoie : « Je sais qu’au jeu de la négociation, pour grignoter un petit quart d’heure de rab, je serai perdant ». Ce sont ces moments de vulnérabilité qui confèrent au manifeste son caractère incertain, son intérêt. L’entreprise est remarquable, et c’est d’autant plus regrettable que, le reste du temps, les artistes qu’il met sur le devant de la scène l’éclipsent et alourdissent le propos.
Le texte, le texte, le texte ! Il n’a été fait mention que du texte et pourtant, une spécificité des Manifestes Incertains, c’est bien leur accompagnement de dessins à l’encre par Pajak lui-même. Ces images forment un dialogue avec l’écriture, et ce ne sont pas les biographies qu’elles portent, mais bien l’ambiance générale que le texte inscrit, ce visuel présenté au lecteur. Ce processus fonctionne efficacement au début, mais ne suffit pas à maintenir en vie mon intérêt, déclaré en mort clinique. Dommage, car par son décalage, ce langage visuel dessinait pourtant une osmose prometteuse avec le texte.
Mais bon. Peut-être que c’est bien moi, le problème. L’ennui m’inquiète…Mince ! Et voilà ! Je me répète ! Quittons la scène avant de barber tout le monde ! Je retourne m’amuser.
Frédérick Pajak, Manifeste Incertain 10. Les Étrangers, Paris, Les éditions Noir sur Blanc, 2025, 272 pages, 31,20 CHF.