Pourquoi avoir raison quand on peut avoir tort ?

Glace morte : devant ce genre de titre taciturne, on s’attend à un récit émouvant, tel celui qui retrace les derniers jours de deux vieillards. C’est aussi ce que la couverture du livre laisse deviner : une image floutée, grisonnante, rappelant le dernier lieu que le Nandou et la Schmied auront vu avant de quitter ce bas monde. La quatrième de couverture, complice, décrit le but de l’ascension du frère et de la sœur : ils s’isolent dans le froid pour y laisser leur vie, à la manière des Inuits. Monter vers la mort ? N’est-ce pas contre-intuitif ? Pas pour les Inuits puisque qu’au terme de leur vie, ils « retirent le foin de leur kamiks, se font mener sur la glace et s’y asseyent, le dos bien droit, les jambes bien étirées, attendant patiemment que leur heure vienne, à l’aide du froid et des bêtes sauvages. » Ainsi sont mis à découvert les deux protagonistes qui débutent leur ascension vers la glace où ils s’assoiront. Pas envie d’attendre Godot, eux vont droit vers la mort. 

La lecture de ce bref récit est, au premier abord, étrangement accueillante puisqu’elle inclut le lecteur dans le voyage, ne serait-ce qu’en omettant les marques de dialogue. À travers les descriptions des paysages que le Nandou et la Schmied visitent et les histoires qui leur sont attribuées, on est amené à faire cette randonnée avec eux. Cette sensation d’appartenance se fait ressentir davantage encore lors des rares intrusions du narrateur (ou de Rosselli lui-même, qui sait) dans le récit : « comme nous l’avons évoqué plus haut, mais le lecteur distrait ou pressé l’a peut-être oublié » ; « ce qui indique que nos amis auraient trouvé la glace ». Petit à petit, on réalise qu’on n’est plus qu’un simple lecteur absorbé par l’histoire dans l’attente du moment tragique où l’on assistera au départ des deux aînés. Peu à peu, on devient quasiment protagoniste, pleinement impliqué à leurs côtés.

L’élément perturbateur qui force la réorientation de cette impression initiale est celui des multiples discordances sensibles tant dans ce que les deux personnages disent que dans la forme choisie par l’auteur. À un moment donné, on craint d’être arrivé au moment fatidique de la mort d’un des personnages. On réalise alors que ce dernier lui-même le craint, bien que tout ce voyage atypique ne soit autre que le moyen d’achever ce dessein fatal. Quelle curieuse manière de réagir à l’accomplissement de ce qu’il cherchait à atteindre, n’est-ce pas ?  Avec les questionnements que ce genre de désaccord ne manque pas de soulever chez le lecteur, il est temps de discerner le coup de maître de Rosselli dissimulé derrière cette histoire. 

Il est inévitable de remarquer l’embrouillamini causé par la variété des sujets abordés – tous semblent minutieusement assimilés par le Nandou et la Schmied, au vu du vocabulaire quasiment scientifique qu’ils emploient : des multiples anecdotes chaleureusement partagées aux nombreux clins d’œil intertextuels. Une telle diversité n’est pas une surprise lorsqu’on sait que Walter Rosselli est un auteur polyvalent. Sa personnalité est elle-même multiple : traducteur, auteur, scientifique – c’est sa persona qui transparait son œuvre et qui fournit le contexte favorable pour faire coexister des marques d’un argot typiquement régional du type « nomdedieu » ou encore « hurluberlu » et d’un vocabulaire savant latin comme « saxifraga aizoides ». Ces parallélismes thématiques éveillent avec humour un récit qui ne faisait semblant de se contenter de décrire des paysages et de conter les histoires rattachées à ceux-ci.  Est-ce une concrétisation de la déraison à laquelle sont sujettes deux personnes âgées « accablés par le poids des années » ? Ou une subtile confirmation de la maîtrise de l’auteur à capturer l’absurdité de la vie ?

Parmi des « tricycles Piaggio », des « Gauloises » et des « Marylong », des bières à « l’anglaise » et des « Mjöllnir », on trouve des références à des personnalités telles que « Cervantes », « Mussolini », « Shéhérazade », « Forrest Gump », « Darwin » qui illustrent parfaitement le mélange paradoxal de tous les sujets, les niveaux de langues et les cultures anglaise, africaine, inuite, suisse, française « et cetera » … Tout ce rassemblement de variétés se prête en fait à éveiller en nous des questionnements sur le sens de nos vies. Walter Rosselli parvient à faire naître un questionnement qui nous concerne tous, peu importe notre culture, notre langue ou notre époque : qu’est-ce que la vie ? 


Walter Rosselli, Glace morte, Genève, Slatkine, 2025, 152 pages, 25 CHF.

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