Une quête de soi au coeur de l’hiver

Une bonne fille, ça ressemble à rien. Et c’est ce que je devrais être.

Dans la Suisse des années 1960, une jeune fille éprise de liberté tente de s’orienter dans le froid, bien décidée à ne pas faire du silence son destin. 

Les petites musiques de Roland Buti s’introduit dans les montagnes jurassiennes, dans la petite ville de Sainte-Croix. L’auteur conte le récit d’une famille d’immigrés durant les Trente Glorieuses, qui peine à trouver sa place au sein d’un paysage helvétique gelé et mécanique. Mais dans la chaleur du foyer, en revanche, les langues se délient, les caractères se découvrent, les relations familiales s’approfondissent. La cadette, Jana, détonne rapidement dans cette famille où la discrétion est de mise.  

Le père incarne l’échec du rêve d’un ailleurs. Originaire d’Italie, Rocca se casse le dos tous les jours à l’usine Bolex sans jamais parvenir à gravir les échelons sociaux malgré l’excellence de son travail. Fatalement, il s’avère impossible pour lui d’accéder aux mêmes opportunités, aux mêmes droits, à la même reconnaissance, qu’un vrai Suisse. Aussi bien dans ses yeux que dans ceux de ses collègues, Rocca est une créature inférieure, assignée à sa condition d’immigré.  

Face à lui : la mère. Le sang tchèque qui coule dans ses veines ne la rend pas aussi docile que son mari – ça, elle le fait savoir. Bien qu’elle passe ses journées à assembler de petites boîtes à musique, Mása garde la tête haute, le dos bien droit, et ne baisse jamais le regard face à ceux qu’elle méprise avec véhémence. Car malgré l’amour profond qui l’anime, elle ne peut s’empêcher de détester son homme qui se laisse trop faire. Mais comment s’insurger ? Elle le sait bien : elle n’est personne pour dire quoi que ce soit. Alors, elle se tait et reste seule.

Rocca était une force. Mása pensait que rien de mal ne pouvait lui arriver quand il la prenait contre lui. Mais c’était une puissance domestique. À l’extérieur, il devenait inoffensif, un peu voûté et bizarrement moins imposant.

Entre eux, leurs deux enfants, Ivo et Jana. Tant qu’ils sont ensemble, rien ne peut les atteindre, ni le froid des hivers helvétiques, ni la méchanceté de leurs camarades. Ivo est le seul à comprendre l’attitude étrange de sa sœur, et Jana ne laisse personne d’autre que lui pénétrer sa sphère privée. Pourtant, alors qu’ils viennent à peine d’entrer dans l’adolescence, Ivo et Jana se perdent de vue lorsque la sœur se fait interner. S’ensuit une quête intime et bouleversante pour retrouver leurs liens d’antan. 

Roland Buti casse allègrement les codes de la description des paysages montagneux, d’habitude si pittoresques, pour les montrer à travers les yeux de personnages qui ont constamment froid et qui ne supportent pas l’ambiance helvétique guindée. Pourtant, dans ce climat jurassien austère, des liens familiaux puissants subsistent, porteurs d’un espoir discret. Mais au-delà du simple récit d’une famille déracinée, ce roman soulève une question bien plus vaste : celle de l’invisibilité sociale.

Fort de son expérience d’historien, l’auteur met habilement en lumière un passage sombre et souvent occulté de l’histoire suisse, durant lequel l’internement administratif fait rage. Les inégalités sociales et les failles du système juridique de la deuxième moitié du XXe siècle ne peuvent qu’interpeller tout lecteur tant soit peu sensible. Comme dans Le Milieu de l’horizon, Buti montre à nouveau son talent : il sait puiser dans l’histoire suisse et s’en servir comme toile de fond pour raconter une histoire personnelle. Les petites musiques, c’est celle de Jana, étrangère dans son pays, étrangère pour sa famille, étrangère à la société.

Elle respire la promesse d’une existence différente. Et ensuite, calme et tranquille, elle se répète : le malheur n’est pas contagieux.

Avec la nuit, le sommeil répare le cerveau.

Le récit, bref mais non moins complexe, esquissé d’une plume mélancolique qui n’est pas sans rappeler celle d’Elisa Shua Dusapin dans Hiver à Sokcho, vous fait courir à la suite d’un personnage inatteignable rêvant de liberté, de grandeur et de tranquillité. Mais fatalement, Jana reste sans voix, dans une communauté réfractaire aux changements. Sobre et pourtant imprégnée d’une mélodie discrète, l’écriture de Buti effleure avec pudeur des thèmes universels tels que l’amour fraternel, les failles familiales, la quête de soi et les inégalités sociales. Elle touche avec une justesse qui remue, laissant au lecteur une sensation subtile de tendresse, de trouble et de résonance intime. 


Roland Buti, Les petites musiques, Éditions Zoé, 2025, 176p, 24 CHF.

Image générée par l’IA

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