Le frigo, vestige froid de la normalité

Leur grandeur amputée raconte comment, dans un monde en ruine, au détour d’impasses infinies et d’immeubles qui s’effondrent, où le banditisme se confond avec le gargouillement des ventres, la survie réside dans la banalité. 

Le frigo, emblème de la modernité. Oublié sous l’accumulation de magnets et dessins d’enfants, sublimé parfois par un distributeur de glaçons, il s’est fondu dans la banalité. Marie-Jeanne Urech lui restitue sa place vitale, en lui conférant un rôle inattendu dans les décombres du monde : celui d’objet de survie. 

Une ville indéfinissable, noyée dans une lumière néonisée. « Le temps s’était relâché comme un vieil élastique qui bâille. » Comment donner corps à un décor qui glisse entre les repères connus ? Par cette écriture apocalyptique à la Boris Vian, désormais signature de l’autrice lausannoise. Ici, la ville – ou plutôt la vie – ne se laisse qu’entrevoir au travers d’expressions détournées et de néologismes subtils. Dire la disparition du soleil, « perdu dans une impasse ». Faire entendre les immeubles qui s’effondrent « incessablement » ; le martèlement des marteaux-piqueurs qui les achèvent ; et dans cette musique destructrice, la présence dissonante d’une fanfare. Retracer une ville en perpétuelle mutation, volée et violée sous la lumière artificielle des néons. En son cœur, l’« étoile polaire », unique repère fixe pour ces survivants : un cratère crématoire. 

Au milieu de cet univers absurde, une mère et ses deux enfants errent, scrutant les avis mortuaires à la recherche d’un appartement déserté par des défunts encore tièdes. Le prochain sur la liste : Jean Tabard. « On sera bien là ! ». Une fois le lieu occupé, la mère part à la recherche d’un frigo, car « certaines choses demeurent, malgré le chaos et la déliquescence ». Dans ce monde qui brûle, la quête du frigo devient l’ancrage de la famille, bientôt rejointe par le père. Un endroit où stocker un peu de vie. Dans un univers qui pourrit.

En un peu plus de cent pages, ce roman dystopique raconte l’acquisition d’un frigo. Certains regrettent sa lenteur. Cent pages, c’est traînant dans un monde où tout s’effondre si rapidement. Cent pages, c’est un chiffre excessif tout de même pour un appareil électroménager. Mais la lenteur n’est pas l’ennui. Cette lenteur que nous propose Urech, et qui fait la force de ce roman, réside dans l’émerveillement que l’autrice insuffle à la banalité. À l’intérieur de ce frigo vide, se trouve en effet tout ce que le roman ne dit pas. Il révèle la décomposition d’un monde et de ses utopies de progrès, l’épuisement d’une mère hyperactive et ventre de la famille, un père qui dort – le sommeil, dit-on, est réparateur –, l’effritement de leur couple, le silence des enfants, astucieux pour l’aîné, contemplé pour le cadet. Énième récit d’une famille dysfonctionnelle ? Non. Dans cet univers absurde, le frigo ne représente pas seulement ce qu’il manque à une cuisine, il est aussi un membre de la famille. Car l’effondrement du décor illustre celui, plus intime, de la mère. Le frigo devient un ventre maternel de remplacement. Le nouveau cœur du foyer. Celui qui ordonne l’espace et transmet les valeurs « du progrès, de l’hygiène, de la mémoire. » « Connais pas », répondent les enfants.

Faisant alterner fragments descriptifs et dialogues, le livre lui-même semble vouloir transmettre quelque chose. Derrière la couverture, s’en cache une seconde. Un dessin plus naïf. Maisons tordues, immeubles qui s’écroulent, deux silhouettes, assises sur le cratère, regardent l’autre rive, celle derrière la quatrième de couverture. Le texte se trouve entre deux rives. Au milieu du cratère. Le lecteur n’est alors plus seulement lecteur : il est au cœur de l’effondrement. Spectateur ? Non, héritier. Urech interroge en effet subtilement nos illusions contemporaines par une fiction qui se transforme en parabole. Confort, progrès, stabilité, routines. Un espoir trop sûr face aux crises qui se profilent. A l’intérieur d’un simple appareil électroménager se tient alors l’héritage d’une civilisation entière, ultime preuve qu’un jour, on avait cru possible de tout conserver au frais. Même l’avenir.

Après Terre tremblante (2019) et K comme Almanach (2022), Leur grandeur amputée clôt une trilogie de livres distincts,unis pourtant par une même interrogation : comment habiter l’effondrement écologique, social et familial. Marie-Jeanne Urech signe un roman de l’après, sans grands discours ou plan de sauvetage. S’y trouve seulement une famille bancale dans un monde qui continue à survivre, entre deux effondrements. Et puis, surtout, il y a ce frigo vide. Debout. Au beau milieu d’un appartement. Pas pour décorer. Pas pour faire du froid. Juste pour dire : on a vécu


Marie-Jeanne Urech, Leur grandeur amputée. Postface de Pierre Yves Lador, Editions Hélice Hélas, 120 pages, 20 CHF.

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