Le globe, rétine et rétention

Au centre des différents globes oculaires, des différentes suggestions de points de vue, voyez la verve. L’alliance du regard et de la parole permet à Corine Desarzens de déployer d’innombrables formes textuelles. Des petites nouvelles, des formes poétiques ou des informations documentaires qui défilent devant la rétine, sans attaches formelles, sans vergogne d’une absence de structure. Le motif de l’œil, sans arrêt évoqué dans l’immense cosmologie du savoir et des disciplines humaines, est disséqué. Ainsi les domaines de savoir, les œuvres ou les histoires les plus éloignées se combinent pour rendre compte non pas d’une narration ou d’une structure, toutes deux tellement surfaites, mais bel et bien de l’expression de la singularité.

Dans une série fragmentée de chapitres aux formes et fonds multiples, revient sans cesse ce petit organe qui ne manque jamais de nous intriguer quand on l’observe. Les millions de façons dont le regard peut se modifier, s’obstruer, se transformer donne lieu à un texte qui se différencie à chaque chapitre. Voyez comment un objet fixe et figé sur le visage peut exprimer la multitude des sentiments et des sensations, l’inclusivité que l’on recherche tant en littérature et en art peut enfin se matérialiser, car parler de l’œil, c’est parler de la différence. Cette différence, adulé et méprisé à la fois. Celle souvent reléguée par les regards superficiels au rang du superficiel.

La beauté est dans l’œil de ceux qui regardent ou peut-être aussi dans l’œil de ceux qui sont regardés. Il en résulte une multiplication des points des vue. La lecture offre un catalogue d’anecdotes radicalement différentes mais qui composent aussi un tout homogène en raison de la thématique commune. Par diffraction de la lumière, tout devient substrat de l’œil, la beauté se révélant par la multiplicité des représentations. Peut-être pourra-t-on enfin se délecter de la grande ambivalence qui est si fondamentalement absente dans nos vies : l’expression multiple de la singularité.

Œil de mouton, de cheval, de la tête que l’on regarde sur un tableau, sur le visage du sclérosé ou sur un plateau d’argent, partout l’œil que Desarzens ne manque pas d’évoquer, interroge notre rapport au regard, à la perception. Se conjuguent et se distinguent les composants de l’œil, anatomique ou symbolique, dont l’autrice extrait avec excessivité toute l’exhaustivité, toute la chair goûteuse et pulpeuse. On en ressort avec les lèvres mouillées par la sclère, un peu collante, peut-être un peu dégoûtante, mais qui ravive le palais et les sens autant que la matière grise par une grande proposition d’excès. Ne vous privez pas de ce somptueux buffet !


Corinne Desarzens, Le petit cheval tatar, La Baconnière, 2025, 158 pages, 26,50 CHF.

Laisser un commentaire