Ne pas attendre que l’orage passe

Voyant le titre du roman, de potentiels lecteurs seront peut-être séduits par l’idée de lire un récit au sujet d’une vie juste : une vie, que l’on suppose, par son appellation, bien construite, paisible et pleine de sens. Une vie juste serait ainsi une vie qui fait naître en nous une pointe d’envie, tant elle paraît équilibrée. Eh bien détrompez-vous, le projet de Laure Federiconi ne réside pas là, bien au contraire. Tant mieux.

Ce roman, c’est celui d’une jeune femme, la narratrice, qui vit aux antipodes de la vie juste. Libraire au rayon développement personnel de son enseigne, elle est incapable de conseiller sa clientèle, puisqu’elle-même ne va pas bien. Le comble, n’est-ce pas ? Mais être mauvaise dans son travail signifie-t-il pour autant mener une vie non-juste ? Le hic, c’est que ça ne s’arrête pas là. Elle conseille mal ; lit mal ; fait inévitablement mourir ses plantes ; n’aime pas éperdument ; ne désire pas tout à fait ; dissocie souvent. À y regarder de plus près, l’autrice lausannoise nous donne à lire une vie, un quotidien qui n’est pas tout à fait vécu, mais davantage observé, qui n’est pas tout à fait pathétique mais loin du grandiose. La couverture du roman, sombre par ses couleurs et ses fleurs défraichies, se révèle à posteriori un indice subtil de la lecture que l’on s’apprête à faire. Voilà qui est déroutant. Qu’attend cette jeune libraire pour saisir le taureau par les cornes ? Si une envie presque irrépressible de secouer la narratrice nous prend, on finit vite désarmé, au fil des pages : l’irritation cède à la compassion, au détachement, à la compréhension. Bon. Quel rapport avec la vie juste ?

Au milieu de ce cafouillis dans lequel baigne la narratrice, une seule chose demeure stable, comme une sorte de mantra : Il y a six ans pourtant, j’allais bien. La machine s’enclenche, et le roman avec elle : il faut aller mieux. C’est une évidence. Mais comment ? Et qu’est-ce que c’est, « aller mieux » ? La narratrice entre, malgré elle, dans le monde pervers du bien-être et du développement de soi. La jeune femme, si peu énergique au début du roman et bercée dans les réminiscences de son passé, se trouve investie d’une volonté inébranlable (enfin, presque, elle revient de loin quand même). Elle multiplie les tentatives : tisanes apaisantes, visualisation, méditation, achat compulsif de pommes de terre, sortie de sa zone de confort, séances régulières chez le psy, yoga, applications de rencontres, lecture. Elle teste tout, sans exception. Des résultats ? Ça dépend du point de vue : Je ne vais pas mieux. Néanmoins, ma digestion s’améliore et j’urine pour quatre. Doucement, la critique de l’autrice se profile, et se devine derrière l’ironie. On sourit, on s’amuse des petites anecdotes glissées à droite, à gauche, sans pressentir la claque. La narratrice, elle, persévère, persuadée qu’avant, elle allait bien. Elle entraîne le lecteur dans son passé, dans une course aux souvenirs intimes de cette femme léthargique et énigmatique. L’écriture en devient alambiquée et prend des airs d’un flux de pensée constant, anarchique. Le fond du roman épouse dans les moindres contours la forme de la prose : les mots, les phrases se succèdent comme les pensées vagabondantes de la narratrice. Nous ne sommes plus des spectateurs externes, mais des spectateurs flottant au milieu de l’océan de pensées : elles nous traversent, nous rappellent par moments notre vécu. L’autrice trace les contours de sujets tels que les croyances religieuses, la sexualité, la crainte de la mort, les relations. Cette mémoire d’évènements passés permet à la jeune femme de se reconstruire, et de se recentrer sur elle. Si l’image qu’on avait pu se faire de notre narratrice était d’abord celle d’une jeune femme décalée et pathétique, désormais elle nous paraît incorrigiblement drôle et émouvante. On s’attache à elle par son authenticité : elle dit tout, ne cache rien et nous lance au visage la réalité de la vie, la vraie de vraie.

Et puis, comme une révélation soudaine, après tant de pérégrinations hilarantes, notre ancienne libraire sent poindre un sentiment de vie juste. Finie la soumission aux injonctions absurdes que notre société actuelle aime rabâcher, finie l’optimisation constante du temps et des relations, fini l’attachement excessif à la figure du psy, finis les podcasts aux voix glauques et monotones censés conduire sur le chemin de la paix intérieure. Tel son yucca, la narratrice fleurit : « Étrangement, le yucca a une nouvelle poussée haute, svelte, vert acide. Personne ne pariait là-dessus. Il devient superbe, gras et expansif. C’est un miracle. » Un miracle, ce n’est pas peu dire. Mais qu’advient-il de nous ? Nous, lecteurs assurés de notre propre bonheur et, qui, par les multiples occasions de remises en question piquantes offertes par ce roman, en venons à croire que, peut-être, nous aussi on ne connaît pas vraiment le bonheur ? Pas d’inquiétude ! Laure Federiconi nous accompagne et, au moyen un phrasé aussi minimaliste qu’évocateur, nous guide. Elle se mue en la voce del mare de notre lecture : discrète, inévitable, sage. Elle nous conduit vers la réponse. Plutôt une réponse, la nôtre, peut-être la sienne, celle de la narratrice, qui sait. Elle nous guide, mais rien ne nous est servi sur un plateau d’argent : cette réponse se mérite, exige une prise de distance avec nos certitudes, du courage. 

Dans un monde où seule la vie parfaite, sans ratures, sans kilos en trop, sans nostalgie, sans larmes, sans amertume est légitime d’être vécue – et montrée, il faut rappeler où se situe l’essentiel. Laure Federiconi le fait, heureusement. Avec un humour assumé et acéré, elle critique les absurdités de notre société et étouffe aimablement les injonctions au bonheur parfait. « Tout le monde se met à l’escalade, au CrossFit, à la course à pied. Tout le monde cultive son levain, son enfant intérieur, tout le monde se met aux livres audio pour optimiser son temps de travail et de culture, pour pouvoir pratiquer un sport en écoutant des analyses linguistiques. » Sa sincérité, désarmante mais salvatrice, ouvre la porte à une réflexion bouleversante sur la vie, le bonheur et les complexités qui s’y attachent, faisant du roman un lieu de rencontre pour tous les amoureux de l’existence ou ceux qui souhaiteraient le (re)devenir. Laure Federiconi réussit parfaitement son pari : nous faire rire, nous émouvoir, nous faire cogiter, le tout en une centaine de pages seulement.

La vie juste est une ode au bonheur, quel qu’il soit. Un encouragement à presser le bouton stop et prendre le temps de penser, sentir, aimer, pleurer, mais surtout accepter. L’autrice nous invite à surfer sur la vague de la vie, à lâcher prise. Car, comme elle l’écrit elle-même : « Sai addù nasci e nù ssai addù mueri. Tu sais où tu nais, mais non où tu meurs. »


Laure Federiconi, La vie juste. Editions La Veilleuse, 144 pages, 24 CHF.

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