Si les théoriciens du chaos sont a priori des gens comme vous et moi, la fiction se plaît à les imaginer en prophètes annonçant l’apocalypse. Qu’il s’agisse du Dr Frankenstein, du Dr Moreau ou du Dr Folamour, littérature et culture populaire ne sont pas tendres avec les savants. On les dépeint comme des génies à moitié fous, voire des fous à moitié géniaux. Certains semblent avoir tranché, à l’instar de Dürrenmatt, qui place ses Physiciens dans un asile d’aliénés. Le dernier monologue de Pascal Nordmann, Samuel Jones, s’inscrit dans ce sillon : le scientifique éponyme, primé pour ses recherches en mathématiques des destructions involontaires, a pour domicile un asile psychiatrique. Chaque jour, son esprit se brouille un peu plus : est-ce le roi de Suède qui est là pour lui remettre un prix, ou un simple grabataire en passe de perdre son dentier ?
De prime abord, l’imaginaire convoqué par Nordmann peut sembler familier : encore un savant dont l’excès de rationalité a mené à la folie. Mais l’auteur parvient à redonner de la fraîcheur à ce topos, en évitant judicieusement les clichés attendus dans ce genre de récit. Son texte choisit notamment de donner un accès direct à la conscience dérangée de Jones. Bien que décousue, l’histoire du mathématicien interpelle, car elle prend naissance dans une langue hypnotique :
« La faille était dans l’œil, la faille était dans l’esprit. Que ce soient les mathématiques qui avaient mis la faille dans l’œil ou que ce soit l’œil qui avait mis la faille dans les mathématiques, la faille était là, dans l’œil et dans l’esprit qui regardait le monde, or, tous, nous regardons le monde. »
La découverte d’une faille fondamentale dans les mathématiques. La réception du prix à Stockholm. L’accident dans la chambre d’hôtel. Et ainsi de suite, l’histoire se répète, ou presque : La découverte de la faille dans la chambre d’hôtel. L’accident dans les mathématiques. La réception du prix à l’asile psychiatrique…
Le ressac des évènements apporte à chaque fois un doute supplémentaire et accélère crescendo le rythme du récit. Comme un ruban de Möbius, le discours de Samuel Jones est déroutant ; il semble n’avoir ni commencement ni fin. La narration puise ainsi sa force dans la forme théâtrale, en nous immergeant dans les méandres d’un discours sans queue ni tête. Plus qu’un cycle, le récit est en fait un entonnoir, où chaque réitération de l’histoire semble nous approcher un peu plus de la catastrophe.
Si le mathématicien est aux premières loges pour s’exprimer sur cette faille qui menace le monde, c’est qu’il se trouve en être la première victime… L’énonciation laisse échapper quelques nous, puis un vous accusateur, qui lève peu à peu le voile sur la particularité de l’aliéné : Jones a une double personnalité. Quiconque a lu L’étrange cas du Dr Jekyll et Mr Hyde (encore un Docteur !) sait que les deux entités deviennent forcément rivales. Unis dans un seul corps au l’époque où ils jouaient dans les clubs, les Jones se sont répartis les rôles à la découverte de la fêlure : il y aura le Jones mathématicien, qui choisit de s’intéresser à la faille, et le Jones clarinettiste, qui ne rêve que de Broadway. Le motif du double semble d’ailleurs cher à l’auteur, qui propose dans L’Homme dans l’homme, paru également en 2024 aux éditions Metropolis, un récit concentré autour de différents êtres cohabitant dans un même corps.
Un sujet particulier cristallise la mésentente des Jones : Madame Jones. « Un seul amant, deux êtres. » Comme dans un vaudeville, Jones découvre l’amant de sa femme qui se cache dans un placard, le jour même de sa remise de prix. Mais la farce tourne à la tragédie lorsque Jones s’empare de son arme à feu et tire sur le pauvre homme. Jones a, en réalité, tiré sur Jones. Ce que les psychiatres qualifient de « trouble dissociatif de l’identité » semble avoir fait de Samuel Jones un homme dangereux pour lui-même et pour les autres : les prix reçus pour ses découvertes en mathématiques des destructions involontaires n’y feront rien. Il est interné, de force, dans un asile psychiatrique du sud de l’Angleterre.
La faille peut céder à tout instant : (les) Jones doi(ven)t donc avertir l’humanité du mal qui court. Mais ce n’est ni les résidents, qui l’écoutent chaque jour avec une attention inégale, ni le directeur de l’établissement qui seront disposés à le(s) croire. Et pourtant, au fil du discours de Jones, le lectorat, lui, se met à douter. La suite de Fibonacci est-elle restée intacte, ou manque-t-il effectivement une dizaine de chiffres à cette fameuse série ? Un fou peut-il produire un discours aussi cohérent ? La fêlure s’est-elle déjà emparée de nous ?
Pascal Nordmann, Samuel Jones, monologue, Prilly, Presses inverses, 2024, 72 pages, 16 CHF.