Un accident, et la vie bascule. Jusque-là, rien de surprenant, sauf quand l’accident – sans gravité – devient le catalyseur de l’effondrement en révélant l’insoupçonnable.
Avec Être de papier, Marie Beer signe son neuvième roman et démontre toute l’amplitude d’une autrice confirmée. Alors que Patate Chaude se démarquait par son humour affolant, l’autrice livre ici une performance d’un autre genre en plongeant dans les tréfonds de la mémoire d’un homme qui triture, cherche, gratte jusqu’à l’os les parois pour comprendre à quel moment sa femme a basculé dans la folie.
Elle, c’est Aline. Lui, c’est Yann. Un couple en apparence ordinaire, métro – boulot – dodo, la routine semble bien ancrée et rythme leurs vies. Tout chavire au moment où un bus renverse Aline. L’accident n’est pas grave, mais il met à jour un mensonge : elle n’a jamais mis les pieds dans l’école où elle dit travailler depuis dix ans. Le choc. Demande de divorce, dialogue de sourds, colère, incompréhensions : le couple explose.
Qu’y a-t-il de vrai dans ce qu’Aline raconte chaque soir à la maison ? Est-il possible qu’elle ait inventé de toutes pièces son quotidien professionnel des dix dernières années ?
Pourquoi leur a-t-elle joué cette comédie ?
Marie Beer explore les débris d’une vie à deux. En alternant les flashbacks et le présent, elle dissémine des indices. Dans les étapes de leur vie qui se succèdent, lui est amoureux, elle toujours fantasque. Difficile de rester neutre dans l’affaire tant l’imposture est grosse. D’abord avec lui, face au mensonge. Face à l’aberration d’une vie construite sur du rien. Mais le rien est-il vraiment où l’on croit ? Est-il vraiment cette invention d’une vie idéale pour contrer la vie réelle ? Est-il vraiment condamnable quand il est le signe du trop ?
L’autrice dissèque le couple. Elle interroge les rôles, la charge mentale et parentale en poussant ses personnages jusqu’à l’absurde. Ils deviennent des allégories, s’immergent dans les clichés et embrassent la caricature. Dans ce duel, chacun cherche à imposer sa vérité à l’autre et nous assistons à deux voix qui se croisent sans jamais se rejoindre. Yann attaque l’égoïsme, elle attaque l’absence. Il recharge avec la norme, elle renchérit avec la liberté. Les coups fusent, ils touchent parfois. Les personnages se dessinent alors infiniment plus complexes. Le père carré, aimant et travailleur est aussi l’homme rempli de préjugés qui fait tomber le couperet sur sa femme avant même d’avoir cherché à la comprendre. La femme fantasque, menteuse et égoïste est aussi la mère au service des autres, pilier du foyer, qui tente de survivre à une charge domestique qu’elle est seule à porter.
Yann approche la chaise au bord du lit. Il s’assied à nouveau et il la scrute jusqu’à ce que le voile de ses paupières se relève. Ils restent quelques instants prisonniers de cet échange de regards. Puis Aline articule péniblement :
– J’ai existé comme j’ai pu.
Dans cette chambre d’hôpital, les comptes se règlent sur la place publique et le débat devient universel. L’autrice l’illustre avec un voisin peu avenant qui ne peut s’empêcher d’intervenir derrière son rideau, que ce soit pour compter les points marqués par chacun des partenaires ou pour les faire taire et renvoyer ainsi ces questions à l’intime. En signant ce texte, Marie Beer défend l’idée que l’intime est bel et bien politique pour le questionner à travers des strates qui se déploient autant dans le contenu – à travers les différentes thématiques explorées – que dans la forme, avec une construction alternant ce qui est et ce qui a été.
Alors qu’être signifie avoir une réalité, Être de papier est peut-être la possibilité de la fuir.
Marie Beer, Être de papier, Genève, Encre Fraîche, 2025, 183 pages.