Sur l’étagère des nouvelles parutions, parmi des couvertures doucement imagées ou au contraire très sombres, un roman attire spontanément l’œil, se démarque. Aucun dessin, ni portrait, ou image…seulement un titre et un motif vert fluo : subtil, surprenant mais rassurant – le vert connote l’espoir et la vitalité, non ? Il s’agit de La voix des fauves, par Julien Pellaton. Si la couverture détonne par son originalité, le titre, quant à lui, rend perplexe – décidément, ce roman ne se laisse pas apprivoiser facilement. Va-t-on lire un roman dont les personnages sont des animaux ? Un roman militant pour la cause animale ? Sceptique. Seuls les plus courageux oseront prendre en main le livre et entamer sa lecture. Et ils auront eu raison. Après quelques pages, la subtilité intelligente qui se cache derrière ces quelques mots inauguraux se fait déjà apprécier. Alors, si le texte ne parle pas fondamentalement de félidés, de quoi s’agit-il ?
Ce roman raconte l’histoire d’un jeune homme, Takeo, établi à Genève et animé par des rêves de carrière de chanteur lyrique. Si ses aspirations semblent presque somptueuses, sa vie, elle, est bien loin – mais alors vraiment – de la beauté des opéras. Le jeune homme, faute de moyens, travaille dans un petit bar dont la patronne est un personnage aussi excentrique qu’irritant et de surcroit la mauvaise foi lui coule dans les veines. Les heures sont longues, les clients exécrables et le salaire ridicule. Une triste vie qui génère automatiquement, chez nous lecteur, une grande empathie pour ce jeune Takeo. Mais déterminé à se sortir de ce monde morose, Takeo plaque tout. Il entame un long voyage rempli d’imprévus à travers l’Europe et le globe, continuellement guidé par la recherche de sens, le sens de sa vie.
Ce sens, il l’effleure du bout des doigts lorsqu’il participe aux cours de l’Opéra Studio de Bruxelles. Mais tout s’effondre à nouveau quand un accident met subitement ses projets en péril. Il croit percevoir un sens dans sa relation amoureuse avec Javier, le cuisinier du petit restaurant dans lequel il travaille à Bruxelles. Il semble s’esquisser au travers de ses relations amicales. Ces pérégrinations lui donnent-elles un sentiment d’accomplissement et un sens véritable à son existence ? La fin demeure énigmatique.
Cette quête pour trouver le sens de l’existence n’est pas l’unique objet de ce roman. Plus que tout, La voix des fauves se mue en une ouverture sur le monde artistique, ses joies et ses travers. Julien Pellaton, danseur-chorégraphe-ténor – eh oui, ça ne s’invente pas –, s’amuse à construire un roman que l’on pourrait qualifier d’hybride, tant il est à cheval entre littérature et opéra. La structure du récit rappelle celle d’une pièce chantée : subdivisée en actes et entrecoupée par des intermèdes, l’histoire se construit dans un respect visible du schéma narratif traditionnel. Le protagoniste, aidé de nombreux adjuvants se lance dans une quête semée d’embûches et se bat contre divers opposants. Plus qu’un simple respect de structuration, le roman fait continuellement référence à des pièces d’opéras célèbres et use en abondance d’extraits : L’Or du Rhin de Wagner, Macbeth de Shakespeare, Don Giovanni de Mozart, et j’en passe. La langue quant à elle épouse le fond, le rend plus percutant. C’est une écriture ponctuée d’adjectifs, ultra descriptive, que propose l’auteur. Des expressions parfois décalées, un sens quelque fois difficile à appréhender – mais rien d’insurmontable ne vous inquiétez pas. Par-dessus tout, c’est un langage empreint de lyrisme qui se développe au travers des pages, confirmant pleinement le lien vital que ce roman entretient avec l’opéra. En ces nuits de froid, de rude bise hivernale, / parviennent jusqu’à ma chambre les plaintes de la banlieue. / Arrache-moi la vie avec le dernier baiser d’amour. / Oh ! arrache-la et prend, prends mon cœur. On l’aura compris, la forme est ingénieusement organisée pour pousser la thématique de l’opéra à son aboutissement le plus complet, mais les personnages et le contenu ne sont pas reste non plus. Loin d’une simple illustration d’un monde où musiciens, chanteurs, danseurs, comédiens s’apprivoisent, s’aiment, se séparent et avancent au milieu des tumultes de la vie, le projet de Julien Pellaton semble bien plus profond. Si avant de démarrer la lecture, l’image du métier d’artiste qui prédomine dans l’esprit du lecteur est probablement une image romantique et clichée, préparez-vous à être décontenancé, car l’auteur y met un grand coup de pied. Les paillettes remplacées par l’obscurité. Surgissez tous, ministres infernaux, / vous qui poussez, qui encouragez les mortels au crime ! / Et toi, nuit, enveloppe-nous d’épaisses ténèbres : / que la lame ne voie pas la poitrine qu’elle transperce. Si quelques actions et moments de suspens rythment certains passages, le roman n’en reste pas moins focalisé sur les sensations et l’observation. Tels des fauves, les personnages guettent et s’orientent au travers d’odeurs multiples, s’apprivoisent, se défient. Le temps semble en certains endroits suspendu, seule la description continue son cours. Pour les lecteurs de roman « d’action » pure, où tout s’enchaine, cette lecture n’est peut-être pas le choix le plus judicieux. Mais pour ceux qui apprécient être surpris dans leur sensibilité et emmené dans un univers nouveau et inconnu, elle vous est vivement recommandée.
La voix des fauves, mi-opéra, mi-roman, offre, le temps de quelques pages, l’occasion de plonger dans l’univers artistique des années 1990, où réussite rime parfois avec sacrifice de son intégrité et où amour et illégalité semblent mariés l’un à l’autre. Un univers où on cherche à saisir la vie pleinement, avec ses hauts et ses bas. Tu sais, hombre, la vie ce n’est pas demain. Ce n’est pas même cette nuit. La vie c’est maintenant. D’ailleurs, on est déjà demain.
Julien Pellaton, La voix des fauves, Lausanne, Paulette éditrice, 291 pages, 29.20 CHF.