Chirine Sheybani, l’écriture pluri-elle

« Écrire, c’est respirer, c’est reconstruire ce que l’on voit, compléter ce que l’on ne voit pas. C’est remplir, remplir le monde. »

Le soleil inonde la terrasse du collège de Saussure à Genève. Le ciel découvert doit trouver grâce aux yeux de Chirine Sheybani. En effet, pour écrire, l’écrivaine a besoin d’arbres, de vert, mais surtout d’un bout de ciel. Née à Genève d’un père iranien et d’une mère valaisanne, celle qui est d’abord passée par une licence en histoire économique et sociale, un master en démographie à l’Université de Genève, puis une licence en langue et littérature française et une maîtrise en pédagogie s’est finalement dirigée vers l’enseignement. Un parcours académique bien rempli qui ne l’a jamais éloignée des mots.

Plurielle(s)

Enseignante, mère, femme, écrivaine. Chirine Sheybani est beaucoup de choses. Elle se définit avant tout comme une personne qui invente des histoires. Une manière de résumer la pluralité qui la définit. Car pour l’autrice, « un des grands plaisirs de l’écriture, c’est qu’elle me permet d’être un moi multiple. Et je crois que c’est quelque chose que j’aime énormément, de ne pas être qu’un seul moi. »

Cette pluralité, on la retrouve aussi au travers de ses quatre romans publiés chez Cousu Mouche. Au sein de ses personnages dans ses deux premiers romans. D’abord chez Sepideh, héroïne de Nafasam, puis chez Salomé dans C’est l’histoire d’une mère qui s’en va. Les deux protagonistes sont plurielles dans leur identité. Malade, à la découverte de ses origines et amoureuse pour la première. Mère qui désirait l’enfant et mère perdue chez la seconde. Son troisième roman, Elle(s), dévoile quant à lui les destins de Jeanne et Oriane dans un récit polyphonique qui croise leur voix pour leur donner corps. 

Dans son quatrième roman qui vient de paraître, Inconnue qui explore le passé d’une femme qui se réveille à l’hôpital sans aucun souvenir, l’autrice explore, au moyen de la polyphonie, les deux femmes que l’amnésie a créées. En effet, il y a l’inconnue, avant qu’elle ne le soit, celle qui a une identité et une histoire, des liens et une famille. Et puis, il y a celle qui est un mystère pour elle et les autres, celle que l’on cherche à percer à jour avec fascination. 

Une pluralité qui s’exprime également dans la variété des thèmes auxquels l’autrice s’intéresse. En effet, les héroïnes de ses romans ne partagent que le fait d’être des femmes. Un point commun qui semble profondément inspirer l’autrice qui joue de la langue et des mots pour proposer un éclairage nouveau sur des thématiques comme les troubles du comportement alimentaire, la maternité ou les relations amoureuses, avec beaucoup d’intelligence et de subtilité, créant ainsi un nouvel espace de réflexion pour penser ces réalités intimes.

L’amour des mots

« En ce moment, il y a un mot que j’aime beaucoup, c’est le mot canopé ». Chirine, c’est aussi ça, l’amour des mots. Le désir de trouver celui qui retranscrira au mieux ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent, ce qu’elle pense. Mais les mots, c’est aussi la liberté. La liberté de tout dire et de tout inventer. Quand on lui demande si elle pense que tout a déjà été fait dans la littérature, sa réponse est directe. « Impossible. » Pour elle, les mots sont un immense terrain de jeu sur lequel on peut tout créer. Ils sont la chose la plus standard pour créer la chose la plus unique. Une simple histoire de combinaison, il suffit de trouver le bon mot à imbriquer dans l’autre bon mot. C’est ce qu’elle enseigne à ses collégiens durant ses cours de français. « Si un jour vous voulez que ce soit à vous, dans la minute, c’est à vous. Et vous les utilisez comme vous voulez. »

Pour celle qui a besoin d’une grande solitude pour écrire, les mots c’est aussi une évasion dans un monde où l’on est en constante interaction avec les autres. « L’écriture me rend plus complète. C’est quelque chose de moi avec moi. » 

Respirer

Dans l’écriture de Chirine Sheybani, on ne peut pas passer à côté de son utilisation de la ponctuation bien loin des règles classiques. La ponctuation, et notament l’utilisation du point, c’est la mise en valeur des mots. « Et parfois, le mot, il a besoin d’être tout seul. » C’est son parcours classique, avec des parents qui accordaient une grande importance au fait de bien lire et écrire, qui l’a menée aux libertés qu’elle prend avec les règles. « Une fois qu’on est passé par toute cette formation, on peut s’approprier l’objet. »

Une ponctuation qui trouve peut-être sa source dans l’enfance de l’autrice, qui avait pour habitude d’inventer des histoires pour ses frères et sœurs. Dans l’oralité en tout cas, car Chirine « écrit comme elle raconte ». Et elle raconte en respirant. Alors, dans ses textes qui touchent à des thématiques complexes et parfois difficiles, elle guide notre lecture avec les points qu’elle dissémine au fil du récit. Comme un rappel : ok, là, « respire ».


Chirine Sheybani, Inconnue, Genève, Cousu Mouche, 2025, 159 pages, 25 CHF

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