Le trèfle des promesses

D’emblée, ce livre dégage un délicat éclat de mystère. Titré de façon sibylline d’une simple voyelle, Y., le recueil frappe par sa brièveté, sa légèreté : vingt-et-un courts poèmes jetés comme une poignée de mots sur des pages démesurément blanches. Le prestigieux éditeur Fata Morgana offre ici un ouvrage élégant, impeccable, sur papier vélin, illuminé de deux aquarelles de Gérard Titus-Carmel. Le recueil est relié à l’ancienne : il faut ouvrir un à un les feuillets pour découvrir le texte – geste délicieusement désuet. Mais n’est-ce pas aussi une métaphore de la lecture, du déchiffrement de ce livre qui demande à être lu entre les lignes, entre les pages ? Il est vrai que le texte est à l’image de son écrin : une invitation à la méditation et à la contemplation.

Que les lecteurs pressés, les amateurs de page-turner, passent donc leur chemin. Car l’itinéraire proposé par Pierre Voélin est avant tout œuvre de patience, de lenteur, et de silence. Formulés par éclats, intuitions ou images fugitives, les vers suggèrent plus qu’ils n’assènent, privilégient le suspens à la certitude et la fragilité à la fanfaronnade. Une parole tâtonnante s’élève, s’avance pas à pas, exprimée par le tiret de suspension et l’irrégularité des vers. Loin d’être le reflet d’une timidité hasardeuse, cette retenue est au contraire la marque d’une exigence de vérité et d’un souci de justesse constants. La langue en sort purifiée, comme d’un grand bain frais.

On reconnait ici l’un des grands mérites de l’œuvre que Pierre Voélin construit patiemment depuis une quarantaine d’années. Dans son lumineux art poétique, De l’air volé (MetisPresses, 2011), il livrait de puissantes réflexions sur le pouvoir régénérateur et la nécessité de la poésie pour notre temps. Contre toute propagande, tout marketing, toute justification ou banalisation de l’horreur, contre toute réduction du monde en clichés ou en communication superficielle, la poésie, seule, redonne aux mots leur profondeur et permet à chacun d’accomplir pleinement sa tâche humaine : découvrir, accueillir et contempler. La parole du poète, humble et hésitante, mais assoiffée de vérité, devient dès lors une urgence vitale.

Fidèle à sa poétique, Pierre Voélin aborde dans ce nouveau recueil l’éternel sujet de l’amour, resté jusqu’à présent aux marges de son œuvre. Mais comment, avec cette exigence de lucidité, chanter l’amour sans céder aux facilités des clichés romantiques ? Comment écrire des poèmes d’amour qui refusent la mystification, sans pour autant tomber dans le désenchantement ? qui s’en tiennent fidèlement à la réalité vécue de l’amour ? C’est ce à quoi s’attelle le recueil avec ses vingt-et-un petits poèmes qui sont autant de fragments de l’histoire d’un amour. La description de l’amour y atteint une hauteur rarement exploitée : il n’est plus incandescence, passion ou folie, mais immanence, murmure, doux rayonnement. Embrasant et désaltérant à la fois, il offre un lieu d’apaisement et de réconciliation, où tremble toujours la flamme du désir. Il ne guérit pas les blessures mais les assume, les accepte, les dépasse. Des larmes ne reste que la « lumière des larmes ». Et un chemin de confiance et de résilience s’ouvre : « tu offres sur terre le trèfle des promesses / la vie sans peur – les quatre feuilles d’un songe / les unes pour le deuil – les autres pour la clarté ».

Cette vision radieuse de l’amour, c’est la figure de Nausicaa qui l’incarne. Dépassant l’effroi de la différence et de la difformité d’Ulysse, elle accueille d’un geste de spontanéité le voyageur éreinté. Elle lui offre le havre de paix et de sérénité,  lui ouvre ses « mains amies / plus secourables que l’herbe », lui donne « l’eau douce de [s]es mains » et lui dévoile « des flammes  / au secret / dans [s]es mains ». La main ouverte, la main hospitalière, la main sensuelle : ce leitmotiv n’est pas anodin, car l’amour n’est jamais décrit comme une idée, un idéal, mais toujours comme une expérience corporelle, à portée de main.

C’est pourquoi il serait trompeur de réduire le propos à des concepts ou des symboles. Au contraire, tout est évoqué par touches subtiles de couleurs, de parfums, par les mille bruissements de la vie. Bien loin de proposer un exercice intellectuel, le recueil plonge dans un flot de sensations revivifiant. La vue, le toucher, l’odorat, le goût, l’ouïe mais aussi les ambiances, et plus profond encore, un au-delà des sens, une sourde émotion, jaillissent et s’entremêlent en une entêtante confusion de significations, de sens et d’émotions : « tu tresses la corbeille des saisons – le miel / s’égoutte dans les branches / du lait de tes seins l’invisible blancheur / vient partager la nuit ». Et c’est vraiment là le miracle de ce recueil : donner à éprouver, de manière sensible, sans passage par l’abstraction, une expérience sensible, dans un alliage virtuose de densité et de légèreté, d’énigme et d’évidence.

On ne pourra pas tout comprendre. Certaines images résisteront, certains pans du voile ne seront pas soulevés, certaines impressions, fugitives et profondes, n’auront pas été élucidées. Mais on en ressortira changé, grandi, et plus vivant !


Pierre Voélin, Y., Saint Clément, Fata Morgana, 2024, 40 pages, 24 CHF.

Crédits de l’image : Aquarelle de Gérard Titus-Carmel, dans le recueil de Pierre Voélin, Y. 

Une réflexion sur “Le trèfle des promesses

  1. Merci de cette belle lecture, j’aurai l’occasion d’en reparler avec son auteur; il est toujours heureux que le commentaire prenne une vraie direction, et s’y tienne jusque dans les nuances du propos.
    Pierre Voélin

Laisser un commentaire