Les orages violents avaient provoqué des bavures de boue, des cascades de cailloux, des inondations insidieuses. Une personne morte, trois encore ensevelies. Des dégâts importants, le pont de l’autoroute emporté. Le journal titra : « Quelles implications pour le trafic des vacances ? Comment vous rendre tout de même dans le Sud ».
Cette chronique de la Suisse en 2024 aurait eu sa place dans le recueil de nouvelles Le guide du « RIEN » qui regroupe vingt-cinq « humoresques » de Jaroslav Hašek écrites entre 1904 et 1922, réunies et traduites du tchèque tout récemment par Michel Chasteau. L’une d’elles, justement, fait état d’une inondation funeste :
« Dix minutes encore, et les [quatre] mineurs allaient remonter de la fosse et retourner dans leurs foyers ; et puis l’eau s’était déversée dans les galeries. Ils avaient péri dans ces labyrinthes de ténèbres et de sueur, pris comme des rats quand les eaux inondent les prairies où ils ont creusé leurs cachettes. Ils s’étaient noyés tous les quatre, pendant que les femmes préparaient pour eux le repas du soir. »
Madame Stallovà, l’épouse du propriétaire des mines, ne s’affole pas ; bien au contraire, elle raffole des fêtes mondaines. Quelle meilleure opportunité que cette cérémonie en faveur des familles des défunts pour parader dans sa nouvelle robe (à 1200 couronnes) et festoyer autour d’un grand banquet (500 couronnes) au son de l’orchestre militaire (300 couronnes) ? Il restera 5,50 généreuses couronnes par homme tué.
« À bien y réfléchir, elle déplorait qu’il n’y eût que quatre victimes : quelle cérémonie splendide si la catastrophe avait été plus grande ! »
Si l’on devait chercher un lien entre ces nouvelles, on mentionnerait une ironie glaciale, une absurdité bienveillante, une sacralité vénale. Les personnages évoluent entre la brasserie et la prison, le tribunal et le pré des chèvres. Des écrivains nécessiteux croisent des censeurs illuminés, de faux saints exhibent de vraies oreilles, les criminels se mettent en grève et les badauds qui n’ont pas voulu se suicider sont hautement suspects. Hašek parodie son propre milieu, lui qui après une jeunesse anarchique a déserté l’armée austro-hongroise, rejoint les légions tchèques puis l’Armée rouge, enchainé petits métiers, beuveries et provocations, ce qui n’a pas manqué de lui faire visiter quelques prisons.
Pourquoi avoir choisi de traduire maintenant ces nouvelles centenaires ? À la lecture, nous sommes constamment tiraillés entre distance et familiarité. Le pope de Karadžinac-le-Petit et le mufti de Karadžinac-le-Grand nous rappellent Don Camillo et Peppone par leur rivalité bon enfant. Le pope paie l’impôt au tsar et le mufti la dîme au pacha, l’un s’époumone pour couvrir les cloches de l’autre, mais aussitôt après les deux se retrouvent pour garder leurs chèvres ensemble. Il n’est pas bien difficile non plus de trouver des échos actuels à ces religieux asseyant leur pouvoir par le mensonge et le massacre, ou à ces rivalités locales doublées d’un égocentrisme tenace. Hašek nous fait rire des travers humains et pique notre sympathie pour les petites gens. Au détour d’une page, pourtant, il nous arrive de rire jaune à son humour noir.
L’humour, c’est comme le chocolat : quand il est noir, les relents sont amers.
Jaroslav Hašek, Le guide du « RIEN » et autres histoires, avant-propos et traduction du tchèque de Michel Chasteau, Chêne-Bourg, Éditions La Baconnière, 2024, 208 pages, 16 CHF.