Ils sont plusieurs. Les uns vivants, les autres morts. Les premiers ayant le regard, les mains et les outils stérilisés ancrés sur et dans le corps des seconds. Entre vos mains, une version écrite de la peinture de Rembrandt, « La Leçon d’Anatomie du Docteur Tulp. »
Dans Ce que peut un cœur, aux éditions La Veilleuse, Julien Burri offre un double récit, une double dissection : une enquête sur le corps anonyme d’un jeune homme livré à la science, et Petit conte noir, un récit en 4 chapitres. Alors que le narrateur tente de « combler les lacunes » pour retracer l’histoire ambiguë de ce corps sans nom ni passé, nous nous glissons dans sa peau afin de la saisir à notre tour. Le corps, étendu sur la table en inox, invite le narrateur à disséquer les seules ressources à sa disposition pour pénétrer cette histoire nébuleuse. L’enquête se dissout dans l’anonymat des personnages et du narrateur lui-même, réduits à de simples lettres, qui palpitent désormais entre les mains des lecteur-ices. Comme on attend le dernier souffle d’un mourant, nous sommes aux aguets, avec le narrateur, d’une réponse, d’un indice permettant d’identifier ce corps, mais aussi l’inconnu du Petit conte noir. Dans ce dernier, les lecteur-ices sont tout autant déphasé-e-s : ni identité, ni contexte, on sait seulement que le narrateur s’habille de la robe – ou de la peau, du corps ? – de quelqu’un d’autre : « Il n’était plus seul ; ils étaient deux ».
Une ombre sans corps, un corps sans ombre
Alors que cette quête d’identité s’enlise, le narrateur évoque ses propres mémoires. Chaque cours d’anatomie, chaque coup de scalpel est comme une marche « à reculons, à la recherche de nous-mêmes ». Comme si nous étions dans sa peau, nous commençons à douter de notre identité : comme si cette quête était au fond la nôtre. Tout tourne autour des corps : celui du jeune inconnu, celui du narrateur, rcelui evêtu de la robe du Petit conte noir. Entre anatomie du corps et anatomie identitaire, on est dans une position d’incertitude radicale : qui parle ? À qui appartient ce corps, cette peau, ce souvenir ? Écrire sur la peau pour découvrir ce qu’elle dérobe sous les apparences corporelles, comme le fait Julien Burri, c’est exhumer une identité, ce que l’on tait au fond de notre cœur, ce que l’on a appris à ignorer de nous-mêmes. « Le corps est un livre à déchiffrer ».
Julien Burri, Ce que peut le coeur, Lausanne, La Veilleuse, 2025, 144 pages, 25 CHF.