Dans les combles de l’Ancien Hôpital des Bourgeois à Fribourg, c’était au tour d’Élisa Shua Dusapin et de Julia von Lucadou de présenter leurs derniers romans respectifs, Les Billes du Pachinko et Die Hochhausspringerin. Nathalie Garbely, la modératrice, adresse quelques mots de bienvenue en français, puis en allemand. Le ton de la soirée est donné : si cette tournée de lectures dans le cadre des prix suisses de littérature permet de découvrir les textes des auteur·e·s primé·e·s, elle est aussi l’occasion pour le public de passer le Röstigraben et d’aller à la rencontre de l’autre langue.
Dans son premier roman, Die Hochhausspringerin, Julia von Lucadou met en scène Riva, une sportive d’élite qui saute du haut des gratte-ciel en FlysuitTM; malgré le succès, elle décide de ne plus s’entraîner et tourne le dos à ses sponsors. Hitomi, sa thérapeute, aura pour mission d’inciter l’athlète à poursuivre coûte que coûte sa carrière, au sein d’une société méritocratique où la performance et le dépassement de soi sont au centre.
Soudain, une secousse traverse son corps, elle s’avance vers le bord du toit, le moment est venu. Peut-être souhaitez-vous vous éloigner un peu, quitter le gros plan et ouvrir le regard vers ce qui se trouve au-dessous d’elle. Le canyon qui s’ouvre entre les gratte-ciel est profond de mille mètres, mille mètres d’altitude exactement, ainsi que le stipulent les directives du Comité mondial de Highrise DivingTM.
Les spectateurs retiennent leur souffle tandis que la jeune femme vient se placer tout au bord du toit plat. Son FlysuitTM lui confère un éclat surnaturel. Au sol comme dans les box réservés au public dans le gratte-ciel d’en face et dans la SkyboxTMtout en haut, les spectateurs lui tendent les bras.
Die Hochhausspringerin présente un univers technologique et dystopique où tout peut être contrôlé, même le corps humain : « Le système décrit dans mon roman reste toutefois attrayant pour les personnages » explique l’auteure, « car tout le monde veut donner le meilleur de soi-même pour atteindre l’excellence. Les gens se surveillent eux-mêmes sans arrêt afin que tout fonctionne à la perfection. C’est un monde totalitaire, mais un totalitarisme davantage économique que politique. » Julia von Lucadou prête attention à chaque détail, jusque dans le choix des noms de ses personnages : « Je me suis inspirée de la tradition japonaise, où les noms ont une signification sociale ou symbolique. Dans mon livre, la plupart des noms portent déjà en eux l’identité et le statut de l’individu ». Une minutie qui s’entend lorsque l’auteure lit son texte au public : les phrases, tantôt brèves tantôt longues, naissent et se dissipent dans un souffle, les sonorités se mêlent, se répondent et figurent une narratrice sans cesse à l’écoute de son corps et de ce qui l’entoure.
Face à ce monde futuriste et intransigeant dont parle Julia von Lucadou avec une pointe d’ironie, on trouve la mégalopole de Tokyo dans laquelle évolue Claire, l’héroïne du dernier roman d’Élisa Shua Dusapin, Les Billes du Pachinko.
Je sors du train, m’engouffre dans le boyau de la gare de Shinagawa. Écailles sur les parois, des écrans numériques vantent un dentifrice avec une femme aux crocs scintillants. Flux de gens pressés. À l’extérieur, des ouvriers démontent les restes d’un chantier. Une plateforme surplombe un parc de cerisiers, parcellé d’enclos où fument les salarymen, le geste saccadé. Ils écrasent les mégots sur des pierres qui me rappellent le sel qu’on donne aux chevaux.
Je suis les instructions de Mme Ogawa. Emprunter la passerelle menant au complexe résidentiel, immeuble 4488, signaler mon arrivée dans l’interphone, l’ascenseur me fera monter jusqu’au dernier étage.
Avec Les Billes du Pachinko, l’auteure interroge l’impossibilité de se dire les choses ; son roman véhicule un sentiment d’étrangeté qui selon elle découle de la construction du texte : « Moi-même, je ne savais pas où j’allais, ce qui m’a poussé à enlever le superflu et éviter les monologues psychologisants. J’ai utilisé une voix qui me ressemblait, celle qui revient voir ses grands-parents et qui ne parle plus leur langue. J’écris pour ce que je ne peux pas dire en coréen. » Quand on lui parle de sa relation à la Suisse, Élisa Shua Dusapin explique avoir voulu sortir de la dichotomie France-Corée avec l’écriture de ce deuxième roman : « En Corée, on me présentait toujours comme une auteure française et on occultait le fait que j’étais Suisse. » L’auteure se dit particulièrement attachée à ce pays, à son plurilinguisme, à l’ouverture que l’on peut avoir à l’autre.
Quant à son travail d’écriture, Élisa Shua Dusapin insiste sur la musicalité des phrases : « Je joue du violon, et je crois que cela forge mon rapport à la langue. » Pour elle, le texte doit être lu à voix haute et correspondre à l’intériorité des personnages ou de la ville. Une grande partie de son travail a consisté à créer une atmosphère, celle de Tokyo et de ses habitants qui traversent chaque jour la mégalopole. Une ville déstabilisante pour l’héroïne, logée chez ses grands-parents coréens qui ne veulent pas parler japonais avec elle. Claire fait face à des situations qui lui paraissent décalées, comme ces parcs d’attractions qui attirent les jeunes couples plus que les enfants ou alors cette écolière dont elle doit s’occuper, et qui dort dans une piscine désaffectée.
Après une heure trente de dialogue avec les deux auteures primées, la modératrice clôt la discussion, à notre plus grand regret. Pour celles et ceux qui n’ont pas un train à prendre, la soirée se prolonge autour d’un verre avec les lauréates, toujours ravies d’échanger avec leur public. Alors si vous n’avez pas eu encore l’occasion d’assister à l’une de ces rencontres, rien n’est perdu, puisqu’elles se dérouleront jusqu’en juin à travers toute la Suisse ! Plus d’informations sur http://www.prixlitterature.ch/fr/tournee-de-lecture-2019/.
Agathe Herold
Élisa Shua Dusapin, Les Billes du Pachinko, Carouge-Genève, Éditions Zoé, 2018, 140 p., 22 CHF.
Julia von Lucadou, Die Hochhausspringerin, Hanser Berlin, München, 2018, 288 p., 29 CHF. Traduction de l’extrait : Stéphanie Lux.
Crédits photographiques :
Olivier Vogelsang / Maurice Haas