En dépit des oiseaux de mauvais augure et autres Cassandre qui annoncent son prochain décès à intervalles réguliers, le livre en Suisse se porte bien. Certes, on ne lit plus autant qu’avant, quand le livre n’avait de concurrence que du côté des journaux et des magazines, c’est-à-dire avant la révolution médiatique qui nous a menés de la graphosphère à la vidéosphère, puis à l’hypersphère numérique. Notre société contemporaine du spectacle, explique en effet Vincent Kaufmann dans un récent essai (Dernières nouvelles du spectacle, Seuil, 2017), obéit désormais à la seule économie de l’attention qui soumet le livre, ses producteurs et ses usagers à un régime modifiant en profondeur leur rapport à la littérature. À en croire Kaufmann, nous sommes définitivement entrés dans une culture de l’apparition, dans laquelle la littérature n’a de place que lorsqu’elle fait l’objet d’une spectacularisation.
Dans ce nouveau régime, dans ce bouillon de culture que nous engloutissons quotidiennement, y a-t-il encore de l’intérêt pour la critique littéraire ? Ce qui est certain, c’est que la place que les journaux, la radio ou la télévision suisses lui consacrent est de plus en plus restreinte. On veut bien publier un portrait d’auteur, peut-être même proposer au public un débat autour de tel ou tel sujet d’actualité où intervient aussi un écrivain, s’il est suffisamment médiatique ; mais accorder de la place à une critique littéraire qui ne serait pas seulement de la publicité déguisée, c’est beaucoup plus rare.
Aujourd’hui où nous sommes constamment sollicités pour donner notre avis sur tel ou tel produit, crème solaire, thé glacé ou livre actuel – « Partagez votre opinion avec les autres clients ! », « Ce commentaire vous a-t-il été utile ? », « Désirez-vous signaler un abus ? » –, avons-nous encore besoin de critique littéraire ? Quand Monsieur Tout-le-Monde prend la place de l’expert, quand les experts se mettent à parler comme Madame Tout-le-Monde, la critique littéraire se dissout pour laisser la place au seul discours publicitaire. Qui, lui, sait pertinemment utiliser les médias pour appâter le chaland.
Une critique littéraire de qualité est-elle donc encore possible en Suisse ? Telle est la question, ou plutôt le défi, qui est à l’origine de l’entreprise « L’Année du Livre Suisse », lancée en coopération avec le site zurichois « Schweizer Buchjahr ». De part et d’autre du rideau de rösti, il s’agit de proposer au public une critique littéraire de qualité qui porte sur la production suisse contemporaine. Les comptes rendus qu’on pourra lire sur les deux sites sont écrits par des étudiantes et étudiants, passionnés de littérature, qui souhaitent partager avec vous leurs lectures, coup de cœur autant que coup de gueule. Accompagnés dans cette entreprise par leurs enseignants, épaulés par des journalistes professionnels, soutenus par Pro Helvetia, ils vous proposeront chaque semaine un éclairage sur des parutions suisses récentes qui leur ont semblé dignes d’intérêt. À vous de les soutenir en lisant leurs comptes rendus et surtout, espérons-le, les livres dont ils auront parlé. Bonne lecture !