Littérature, Wurst et gobelet en carton

Récit à la Foire du livre de Francfort, octobre 2017.

« Philippe Forest dans dix minutes. Et vous ?

– Je vais écouter Daniel de Roulet sur le Pavillon Suisse. Il fait une lecture bilingue.

– Je vous rejoins après alors, à tout à l’heure. »

Si on se retrouve ! La Foire du Livre de Francfort est un labyrinthe de panneaux de plastiques, de stands de présentation et de petites scènes qui accueillent à la cadence d’un abattoir les invités pour une lecture ou un débat. Les écrivains invités ne viennent pas à la Foire avec le joug sur les épaules mais savent que l’on vient les écouter pour savoir si ça vaut la peine de les lire. On vient les jauger, les juger, ils repassent un examen, comme une épreuve d’endurance dans le bruit et la chaleur. On imagine la lecture comme une activité calme, apaisante, on cherche l’évasion, ici les micros sont réglés au max et le public parle à haute voix. Si un verre de champagne se fracasse sur le sol du stand d’à côté, on ne l’entendra pas.

Philippe Forest dans huit minutes, sur le stand Arte DE. Mais il est où le stand Arte DE ? Hall 6 ou Hall 7 ? Le salon du livre de Genève me paraît tout à coup très petit. Tant pis, pas le temps de me poser à table avec une Wurst, je mangerai encore un sandwich, debout, contre un panneau en plastique, sur un stand de présentation. Forest dans deux minutes ! J’arrive près du stand, ils sont déjà en place. On est rigoureux ici. La discussion commence à l’heure. Forest semble ne pas comprendre l’allemand ; une traductrice lui chuchote à l’oreille ce que le Moderator présente. Il acquiesce, prend la parole. On applaudit. A la fin, j’irai le saluer « je suis un ami et un collègue de Sophie Jaussi. – Ah vous lui direz bonjour de ma part ! » Je regarde ma montre, Edouard Louis dans six minutes sur le Blaue Sofa de la ZDF. C’est de l’autre côté du complexe. J’irai chercher un café plus tard. De toute façon, Forest a une dédicace qui doit commencer maintenant, son agent littéraire l’engouffre dans le labyrinthe.

Edouard Louis sur le Blaue Sofa. Il est né une semaine avant moi et il est sur le Blaue Sofa de la ZDF et s’envolera la semaine prochaine pour une tournée américaine à Harvard, Princeton, au MIT, et à la New York University. C’est un auteur brillant, exemplaire, l’intellectuel de ces prochaines années. J’irai le saluer à la fin. A Francfort, le contact avec les auteurs est plus facile : ils savent qu’en face d’eux, ils ont des professionnels du livre. Editeurs, traducteurs, agents, écrivains. Ils ne vous regardent pas de la même façon qu’au Salon du Livre de Paris où les lecteurs viennent pour l’autographe d’une célébrité. Alors ils vous écoutent. Edouard Louis m’écoute comme m’écoutera quelques heures plus tard Mathias Enard. Le gagnant du Prix Goncourt 2015 n’a pas de débat aujourd’hui, mais il en aura un demain sur le sujet brûlant des frontières de l’Europe. Lui qui habite en Catalogne indépendantiste, je ne manquerai pas son intervention. Pour l’heure, il est l’invité de la Presse de Gutenberg. Au milieu d’un petit public, il actionne une lourde pièce de bois d’une réplique de machinerie d’impression du XVIe siècle, il place le feuillet, passe le rouleau d’encre noir sur le plomb, pivote, et imprime les premières pages de son texte. Les quelques copies sont dédicacées et offertes aux curieux.

C’est aussi ça la Foire du Livre, quelques attractions parfois grotesques au milieu des conférences intellectuelles ; des petits fours et des cocktails après un débat sur les migrants. Plusieurs spectacles aussi, dans les théâtres de la ville, une fois la journée de Foire terminée. Je prends le U-Bahn et sors sur la Hegelstraße, je longe la Kantstraße, j’en profite pour visiter un peu la ville du Main que je découvre pour la première fois. J’ai rendez-vous, comme toute la délégation suisse, au Mousonturm, un lieu culturel important de Francfort où se tient une soirée helvético-belge. Un animateur de soirée en costard blanc, chaussures blanches, lunettes blanches, cheveux blancs nous accueille. En français, c’est un animateur ; en allemand, c’est un Moderator. Il convient de ne pas trop exciter les germanophones que l’on sait plus dissipés que les francophones… Il nous donne des Post-It sur lesquels nous devons écrire les deux mots les plus importants pour nous puis les coller sur un grand mur blanc. J’écris Liberté sur l’un des deux. Je remarque que c’est un mot qui revient souvent sur le mur blanc, peut-être en réaction à l’obligation de participer à cette soirée ? Les officiels y tiennent discours, des auteurs défendent des lectures puis des plateaux d’argent circulent pour confronter chocolat belge et chocolat suisse. La littérature se force à faire événement même si le texte ne s’y prête pas vraiment.

Lors de discussions artificiellement informelles, je présente Buchjahr et sa future version francophone qui reçoit de très bons échos. Tout le monde est conscient de l’importance de la critique dans son rôle de tamis – plus encore ici à Francfort où des centaines de milliers de livres sont discutés et négociés. Je rentre avec le dernier métro en direction de mon auberge de jeunesse qui se trouve à une trentaine de minutes du centre. Les hôtels sont hors de prix durant la Foire du Livre. C’est rare mais ce soir, je ne lis pas durant le trajet : je sature après cette longue journée noyée dans les pages.

Le vendredi matin, on recommence. Je me dirige immédiatement vers le Hall Littérature. On négocie ici les droits de traductions et de diffusion dans tous les pays du monde. Je m’y attendais pourtant, je dois avouer être tout de même étonné par l’emprise commerciale de ce lieu. On est loin des fantasmes de l’art désintéressé. Je ris à plusieurs reprises en entendant à la volée les arguments employés par les agents commerciaux : « ce livre devrait plaire en Suède, il parle de meubles ! », « la littérature argentine fonctionne bien chez vous, cette auteure mexicaine vous plaira. » et mon préféré (véridique) « Cet écrivain pratique la chasse, nous allons le traduire en roumain ». Pour ma part, ma maison d’édition n’a pas de contrats de traductions à négocier, je viens rencontrer les éditeurs suisses. Venir à Francfort pour parler avec des Lausannois peut paraître stupide, mais il s’agit d’établir des liens forts et, étonnamment, des connexions faites autour d’une bière allemande ou d’un gobelet en carton Nespresso, au milieu de panneaux labyrinthiques et du bruit, au cœur de l’Europe, créent des liens plus sincères, que l’on espère plus durables.

« Mathias Enard dans dix minutes sur la grande scène du Pavillon Français. Puis Pierre Michon, et vous ?

– J’essaye encore d’attraper Zep. Je veux offrir une dédicace du dernier Titeuf à mon fils pour son anniversaire ce week-end. Puis j’irai à cette discussion avec Gaël Faye, Catherine Millet, Joseph Incardona et Dany Laferrière dans une heure.

– J’y serai aussi, si j’arrive, on se retrouve là-bas ! A tout à l’heure. »

L’année prochaine, l’invité d’honneur sera la Géorgie. Je me contenterai du salon du Livre de Genève et des Journées littéraires des Soleure, dans les mêmes gobelets en carton.

Matthieu Corpataux

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