Urbanisme et poésie

« La poésie, ça court les rues. » Allez dire ça à un libraire et observez la surprise se dessiner sur son visage. Non, définitivement, la poésie ne court pas les rues en ce début de siècle. Tout au plus trottine-t-elle dans les ruelles, cachée dans les recoins les plus sombres où n’oseront s’aventurer que les plus téméraires. Et pourtant, cette affirmation a gagné un crédit considérable durant la semaine du 16 au 21 avril 2018, à Fribourg.

            Téméraires, Agnès Jobin et Françoise Vonlanthen le sont. Après La poésie, ça carbure ! en 2016, les deux instigatrices des Semaines de la lecture rappellent un amour du vers qui subsiste depuis 2004 et Habiter la lecture, leur première exposition. Si à l’origine la lecture, l’écriture et le vocabulaire figuraient seuls sous les feux des projecteurs, une sensibilité à la poésie, à l’image et à la métaphore était déjà perceptible. Agnès et Françoise, loin d’arpenter les routes toutes tracées avec leurs gros sabots, préféraient emprunter les chemins de traverse. Pour sensibiliser le grand public à la richesse de toute langue, elles imaginent une banque où l’argent aurait été remplacé par les mots (Pour tout l’or des mots, 2009). Pour expliquer ce qu’est la fiction, elles conçoivent FABULATOR (2012), une usine textile où les fils du récit s’imbriquent pour composer les trames narratives. De bonnes idées en trouvailles subtiles, les expositions se succèdent, depuis 2004, et ne se ressemblent pas.

            2018, septième édition des Semaines de la lecture et une fois de plus, l’innovation est au rendez-vous. Il y a encore deux ans de cela, l’expo était dans la ville, cette fois-ci elle est la ville, ses bâtiments, ses quartiers, ses rues dans lesquelles (ne soyez pas surpris, vous étiez prévenus) courent çà et là quelques fragments poétiques, solidement fixés sur de fiers jeunes hommes en tenue de sport. Ne serait-ce pas

le rivage

est plus sûr.

mais j’aime

me battre

avec

les flots

et Emily Dickinson qui disparaissent à l’angle de la Rue de Romont et de l’Avenue de Tivoli ?

            À cette poésie mobile des hommes-sandwichs s’ajoute une poésie fixe, omniprésente pour mieux s’offrir. Elle est en hauteur, suspendue à une multitude de candélabres. Elle invite le badaud à lever brièvement les yeux

au-delà du monde.

oui. mais vers le haut.

du côté où l’inaccessible

n’est pas l’affaire

des architectes.

(André Velter)

L’instant d’après, elle est au sol, en lettres de sable que l’artiste français Patrick Chauvin applique avec minutie sur le goudron d’avril inhabituellement chaud, transformant le moindre trottoir en page blanche – pour un temps. Elle est enfin au niveau du regard, sous forme d’affiches placardées, et permet à la valeur symbolique du mot poétique de se substituer à celle, mercantile, du mot publicitaire.

            L’une des originalités de La poésie, ça court les rues consiste à être visitable en permanence, et partout. Seule la conférence du poète et éditeur parisien Bruno Doucey n’a eu lieu en tout et pour tout qu’une seule fois, au cœur de l’espace Jean-Tinguely–Niki-de-Saint-Phalle. Consacrée à L’ardeur, ABC poétique du vivre plus, sa dernière anthologie parue en février, elle lui a notamment permis de partager sa vision de la poésie avec un public fourni. Bruno Doucey commence par mentionner l’accessibilité d’une poésie qu’il souhaite adresser aux plus jeunes comme aux plus âgés. Il met ensuite l’accent sur la diversité ; les poètes qu’il édite – en version bilingue, voire trilingue dans la mesure du possible – viennent des quatre coins du monde. Poursuivant et terminant son intervention par la lecture de quelques morceaux choisis, Bruno Doucey confirme ce qu’il recherche en tant qu’éditeur, créateur et consommateur : une poésie du contenu, une poésie à message dont le fond – positif et édifiant – importe plus que la forme, une « feel-good poésie » qui ne prend pas trop de risques.

            Accessibilité, diversité et positivité : ce sont ces mêmes trois mots qui ont régi les choix d’extraits proposés, pendant quelques jours, aux Fribourgeois. Un seul exemple suffira à illustrer cette triple contrainte, une phrase d’Apollinaire – la seule – au milieu de la Rue de Romont :

il est grand temps

de rallumer les étoiles.

Mais la forme, bien heureusement, trouve aussi sa place dans les méandres de la ville. Rue de Romont toujours, à quelques pas d’un distributeur automatique d’argent se dresse une autre machine au nom intriguant – Typomatic – en capitales bleues et rouges. De l’installation conçue par l’artiste-performeur Pierre Fourny ne sortent pas des billets de banque, mais des mots, des mi-mots pour être précis. Il suffit d’en taper un sur l’écran de la machine, qui s’empresse de proposer une foule de correspondances typographiques avec d’autres mots. On découvre ainsi que les parties inférieures des lettres de soleil et d’ébloui sont identiques, et les deux mots peuvent être combinés pour n’en former plus qu’un seul. De même, parfaite se superposera à intimité pour créer un sens nouveau à partir d’associations purement formelles.

            Avec La poésie, ça court les rues, la volonté première des Semaines de la lecture était d’offrir le plus largement possible une poésie de tous horizons à un public de tous horizons. C’est ce qu’ont fait, jour après jour, les hommes en bleu du collectif EutectiC.

– Bonjour Monsieur, puis-je vous offrir un poème ?

J’accepte et l’homme me tend une petite boîte remplie de billets. Au hasard, j’en prends un : « Dumortier, Le saule pleureur ». Je lui tends le morceau de papier, l’homme bleu acquiesce et ouvre une ombrelle. « C’est pour nous isoler un instant du reste du monde » dit-il, avant de commencer à réciter :

 

Le saule pleureur. C’est parce que ses branches tombent au sol et semblent se lamenter qu’on l’a nommé ainsi. Si ses branches avaient poussé sur les côtés ou en hauteur, on ne l’aurait pas pour autant appelé « saule rieur ». Non. On lui aurait taillé sa joie.

 

L’ombrelle se ferme, le monde refait surface et le poète poursuit sa route, à la recherche d’un autre passant à qui offrir ses mots.

Valentin Kolly

Une réflexion sur “Urbanisme et poésie

  1. Bonjour,
    Je suis l’un des hommes en bleu qui marchaient il y a quelques jours dans les rues de Fribourg. Au plaisir des rencontres, du soleil retrouvé, de l’accompagnement d’ organisatrices passionnées, s’ajoute aujourd’hui celui de lire un article inspiré. La poésie ne doit pas être réservée à une élite, il faut des médiateurs dans l’espace public, non pas pour dire ce qu’est ou n’est pas la poésie mais pour donner à plus de gens l’envie de la rencontrer. Ensuite, c’est la liberté de chacun, picorer, étudier, traduire, savourer, partager, approfondir, chercher… Alors merci de votre article, limpide et alerte qui relate fort bien cette manifestation.

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