Au Festival International du Foutre – ou FIF – de Vesoul, le 7 janvier 2015, le protagoniste anonyme de Quentin Mouron se forme aux goûts de son nouveau maître Saint-Preux, en assistant, notamment, à une performance poétique de l’artiste Vagina. Débuté par un rot, le poème se lance aussitôt dans des vers orduriers et nécrophiles desquels s’éprend spontanément un pasteur enthousiaste. Voilà une des nombreuses scènes farcesques qui composent ce court roman d’initiation qui, exagérant un libéralisme sociétal jusqu’au-boutiste, accompagne l’élève et son maître dans un hallucinant carnaval trash.
Fuyant la Suisse des brunches entre nouveaux parents et des rappels orange de la Protection Civile, le jeune homme est pris en stop par un gestionnaire de fortune genevois en Audi, qui correspond à ce que son futur élève appelle les nouveaux picaros. Seulement, si le héros du roman picaresque est miséreux, le nouveau vagabond, incarné par Saint-Preux, est aisé ; il est de cette classe en essor qui observe en les survolant les populations laborieuses de l’artisanat et de l’agriculture, qu’il contribue à éradiquer ; il est de cette frange hors-sol qui se rend aux marchés bio ou aux cafés des villes ouvrières comme au musée. Tout, pour lui, est un sujet d’intérêt superficiel, dans un esprit de nonchalance globale qui nomme tolérance l’indifférence.
Arrivés à Vesoul, où Saint-Preux doit assister à un congrès, le maître et son élève tuent le temps dans diverses manifestations. Cet univers parodié de la culture alternative – lieu où tout est non seulement permis mais aussi encouragé – interdit à quiconque de critiquer ce qui s’y crée. D’une festivité à l’autre, le narrateur et Saint-Preux fendent les foules hargneuses de manifestants nazis, antispécistes misanthropes ou islamistes, se mêlant ou en démêlant avec l’un ou l’autre défilé de cette journée « politique », « sociale » et « républicaine » que la mairie a nommée Laruekétanous. Ils visitent ainsi, outre le FIF, l’Hivernale des Poètes, où l’on charcute des citations de Baudelaire ou de Reverdy, pour les rendre moins stigmatisantes. Ainsi, « Le rêve est un jambon / Lourd / Qui pend au plafond », pour ne heurter ni les musulmans ou juifs, ni les végétariens ou végétaliens, devient-il « Le rêve est un houmous à la crème de soja / Lourd / Qui pend au plafond » : « C’est plus républicain ».
Vagina, qui était également présente à l’Hivernale des Poètes, se retrouve tout naturellement au congrès tant attendu, tout au bout du chemin. Peu à peu formé auprès de son maître, l’élève commence à cerner les contours de son nouvel univers : « Le monde picaresque n’avait pas d’extérieur. Certes, il avait encore de nombreuses fêlures, de nombreux gouffres, d’où sourdaient des révolutions, des attentats, des « revanches du peuple contre l’élite » et autres désagréments locaux et passagers. Mais le picaro, nonobstant ces troubles intérieurs, continuait sa marche. » Seulement, alors que le congrès devait constituer le parachèvement de sa formation, à Paris, Charlie Hebdo est attaqué.
Dans la fantaisie apocalyptique de Quentin Mouron, l’esprit Charlie naît à Vesoul, dans la salle d’un congrès qui n’aura jamais lieu, entre picaros des temps modernes. Après l’indifférence, la vulgarité ou le consensus tiède, le picaro en herbe prend sa leçon de cynisme et, à la suite de ses pairs, associe trois mots capables de réprimer toute protestation : Je suis Charlie. Le calcul est vite fait : « Contre une douzaine de dessinateurs has-been, nous donnerions au monde une leçon de tolérance, c’est-à-dire de domination », car enfin la libéralisation totale et en tout n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme de domination ; autrement dit : « Charlie, sa vie durant, avait tourné les religions en dérision. Il s’agissait maintenant de tourner la dérision en religion. »
Les macarenas de la liberté au son du Kyrie de Dvořák, un arrière-goût amer sous des sourires coupables, l’impression affligeante d’assister à la fin d’une culture moribonde au rire nerveux de laquelle surgissent des fantômes d’identitaires fâcheux, la France profonde qui se rebiffe contre la morale du pourquoi pas, un style enfin qui hoquète le kif et les enkippatés (affublés de kippas) entre un passé simple et un imparfait du subjonctif : voilà le tourbillon dans lequel vous noiera ce nouveau roman de Quentin Mouron, qui n’est susceptible de faire rire qu’en ce qu’il ne fait pas pleurer.
Baptiste Colombara
Quentin Mouron, Vesoul, le 7 janvier 2015, Olivier Morattel Editeur, 2019, CHF 28,10 ; €16,50.