La voyez-vous ? au bas des escarpements de mollasse, sur la berge avant que la Sarine n’entame un nouveau lacet. Non? Permettez-moi d’insister : dans la pente, cette sorte de « hérisson éventré », une tête humaine, là-bas. « Posée à l’envers sur un tapis de boucles gluantes, ses propres cheveux. » Vous la voyez maintenant ?
Šulic, l’inspecteur, est arrivé sur les lieux avant les gyrophares et l’agitation des insignes, habitant lui-même dans la basse-ville médiévale. Fraîchement débarqué des Stups en raison de ses pratiques violentes, il vient de rejoindre la Police Criminelle de Fribourg. La démesure sanguinolente du spectacle le fait flancher ; comme nous, il pressent une affaire hors-norme. A l’image peut-être de son propre gabarit, si colossal qu’il semble avoir été taillé dans la falaise même.
L’enquête, dans L’Oracle des loups, deuxième tome d’une trilogie que l’on peut lire isolément, est partie sur les chapeaux de roue. La veille de la découverte du corps décapité, une bombe incendiaire a détruit l’appartement d’une doctorante en géographie, Edwige Kählin. Toute la Police de Sureté se retrouve sur les dents : le dispositif complexe de la bombe indique une piste guère réjouissante. Elle rappelle les pratiques de l’Albinos, un dealer extradé de Suisse après avoir purgé dix ans de prison, et dont la réapparition fait l’objet de nombreuses rumeurs dans le milieu. Mieux, lorsque l’identité de la victime décapitée est découverte, le rapprochement des deux affaires ne fait plus de doute : Flamur Kasami avait trempé dans les affaires de l’Albinos et il était le compagnon d’Edwige.
Que l’affaire se joue sur un échiquier plus trouble qu’il n’y paraît, le lecteur en a été averti dès le prologue. Dans l’ombre une autre histoire œuvre, et aux pièces déplacées par la police répondent d’autres coups, ayant peut-être déjà été joués quelques siècles auparavant par des forces nébuleuses. C’est autour d’un mystérieux texte qu’elles semblent se cristalliser, La Fille du temps, à la rédaction duquel Edwige a participé, et qui retrace une histoire obscure, sanglante, celle d’Aloys et de Johan Denervaud, héros fribourgeois de la Bataille de Morat (1476), honnis par leur ville après avoir été trahis et assassinés.
En contrepoint du rythme effréné de l’enquête, le lecteur découvre cette légende médiévale avec l’inspecteur Šulic, chargé de fouiller le disque dur d’Edwige que la bombe a épargné. Au fil des développements respectifs de l’enquête et de cette histoire, des analogies troublantes apparaissent, où les différents protagonistes de celle-ci trouvent leurs homologues dans celle-là. Mais les schémas qui pourraient fixer la répartition des rôles et des héritages sont multiples, quel scénario retenir ? quel est le centre névralgique où les deux intrigues s’imbriquent l’une dans l’autre ? une question de loyauté ? un chemin de rédemption ? une histoire de vengeance ? ou est-ce la figure de cette femme qui donne son nom au récit, La fille du temps, dont la force semble souder plusieurs mondes entre eux ?
Quelque chose s’est brisé dans la ouateuse basse-ville fribourgeoise, et ce surgissement de violence, archaïque et refoulée, pourrait avoir fait des nœuds dans le cours linéaire du temps, au point où il ne faudrait pas s’étonner de quelques apparitions surréelles venues du passé. Une certitude : l’enquête ne s’achèvera pas avant que l’on ait décidé quel est l’espace-temps d’où ces violences s’échappent. Résultent-elles du croisement de différentes histoires ? ou ne sont-elles que les remous d’une histoire unique et séculaire ? Ce travail d’interprète qu’exige l’enquête – d’herméneute –, Šulic semble le mieux placé pour l’accomplir, lui qui a pris l’habitude pour décrocher de ses enquêtes de s’isoler et d’ouvrir son auteur favori, son frère – rien de moins que l’impétueux, corrosif et médiéval (décidément) François Villon.
Sans conteste, c’est parce que la légende et l’intrigue entrent en collision que le livre est captivant. On ne peut être qu’admiratif devant l’ingéniosité d’Olivier Beetschen, faisant de ce télescopage le centre névralgique de son livre. Néanmoins il ne parvient à éviter toutes les ornières qui guettent ce genre de prouesse architecturale et qui sont aussi les risques inhérents au roman policier. Le corset narratif étouffe la langue, l’empêche de se déployer : rien n’arrête l’attention du lecteur qui passe d’une page à l’autre trop rapidement, consommant. Les chapitres nombreux et courts, forçant le séquençage du récit, y participent, ainsi que le recours fréquent à des phrases monotones simplement juxtaposées. Trop assujettie à la narration, la langue n’en demeure pas moins élégante. Mais d’une élégance compassée souffrant d’un manque d’originalité. Que les pages les plus saisissantes racontent la fin de la Bataille de Morat n’est peut-être pas anodin, comme si l’auteur devait se reposer sur une légende pour assumer pleinement la facture baroque de son livre.
Teinté de fantastique, développant une intrigue complexe et excitante, L’Oracle des loups reste un bon polar. L’espace original qu’il trace est innervé tout du long par un suspens très bien maîtrisé, par des rebondissements nombreux et violents, et quelques éclats pittoresques fribourgeois – le Belved, le Port, la Maigrauge et la fameuse histoire du tilleul – s’ajoutent habilement au tableau. Il satisfera les amateurs du genre et même au-delà, on en mettrait sa tête à couper.
Jonas Widmer
L’Oracle des loups, paru à l’Âge d’Homme, 2019, 295 p., 28 chf.
Photographie : Marc Monteleone (https://www.marcmonteleone.com/)
Cher Jonas Widmer,
Ce mot pour vous remercier très vivement de votre critique. C’est un grand privilège d’avoir des commentaires de cette envergure. Je vous suis particulièrement reconnaissant d’avoir mis en lumière les enjeux de la collision entre l’enquête policière et la légende de « La Fille du Temps ». La présence de Hilde soude en effet plusieurs mondes, plusieurs sphères, plusieurs couches de temps, qu’elle traverse à la manière de certaines Nornes du paganisme scandinave.
Merci aussi d’avoir éclairé les différentes facettes de l’intrigue, sans rien dévoiler de la façon dont les fils de l’enquête policière se croisent, se recoupent, et surtout se dénouent.
J’ai lu avec plaisir que vous êtes un familier du Belved, du Port, de la Maigrauge. Vous avez eu la perspicacité de voir que la Basse-Ville est un personnage à part entière, avec ses falaises, ses méandres, ses recoins, ses passerelles, ses fantômes, ses aspérités qui donnent au roman son tempo.
Merci enfin d’avoir choisi comme illustration un tableau de Marc Monteleone, que j’admire profondément.
Au plaisir de vous rencontrer ici ou là, peut-être sur la terrasse de l’Ange, cher Jonas Widmer, un lieu propre à écarter tout sortilège… de votre pseudonyme ?
Olivier Beetschen