Rinny Gremaud, prix Michel-Dentan 2019

Le 6 mai passé, au Cercle littéraire de Lausanne, Rinny Gremaud a reçu le Prix Michel-Dentan, l’une des plus importantes récompenses littéraires en Suisse romande. Nous reproduisons ci-après le discours tenu à cette occasion par le président du jury, le Professeur Thomas Hunkeler.

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Littérature et voyage : le lien entre les deux est ancien. Ancestral. Des errances d’Ulysse aux quêtes des chevaliers de la table ronde, des pérégrinations de Don Quichotte au périple de Candide, du roman de la route de Jack Kerouac aux expéditions mélancoliques de Nicolas Bouvier, la littérature et le voyage ont partie liée, ils semblent par moments se confondre. Lire un roman, n’est-ce pas accepter de faire un voyage, imaginaire peut-être, mais non moins réel, en ce qu’il nous permet de vivre une expérience qui nous « dépayse », qui nous fait voir et ressentir les choses différemment, même celles que l’on croit connaître ?

Mais le voyage est-il encore possible de nos jours ? Je veux dire, a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Claude Lévi-Strauss, on s’en souvient, commençait son plus célèbre livre, Tristes tropiques, par cette phrase mémorable : « Je hais les voyages et les explorateurs. » Et la première partie de son livre s’appelait bien « La fin des voyages ». On était alors en 1955, bien avant le tourisme de masse, bien avant que la condition de touriste ne se soit hyperdémocratisée, pour reprendre les mots de Rinny Gremaud. Bien avant la transformation contemporaine du voyage en un bien de consommation.

A quoi bon, dans ces conditions, continuer à produire des récits de voyage ? Le danger de la banalité guette à chaque étape : quand une zone de turbulences vient remplacer la tempête en pleine mer ; quand le coucher de soleil sur la mer se mue en arrière-fond de selfie ; quand le voyage au bout de la nuit se fait désormais en mode connecté grâce au wifi. Que peut-on rencontrer d’autre, lors de ces voyages, qu’un « monde en toc », comme le dit le titre, brutalement direct, du livre de Rinny Gremaud ?

Eh bien, on peut prendre le taureau par les cornes, comme on dit. Cette métaphore héracléenne vous semble-t-elle exagérée lorsqu’il est question d’affronter centres commerciaux et aéroports ? C’est que vous n’avez jamais fait le tour du monde dans le seul but de visiter les plus grands malls du monde, du Canada au Maroc en passant par Pékin, Kuala Lumpur et Dubaï. A quoi bon, me direz-vous ? En bien, pour raconter ce que tout le monde voit et que pourtant, personne ne regarde en face : un monde en toc. Notre monde d’aujourd’hui.

Starbucks, Timberland, Bershka, Bata, Victoria’s Secret, Michael Kors, Geox, Body Shop, Cotton On, Nike, Tumi, Adidas, Zara, Kipling, Gap, Beadbox, Puma, L’Occitane, Forever 21, Guess, Under Armour, Hush Puppies, New Balance, La Senza, Sunglass Hut, H&M, Levi’s, Muji, Bobbie Brown, Topshop, Mothercare, Mango, Van’s, Sephora, Swarowski, Clark’s, Diesel, Uniqlo, Lacoste, Nars, Crocs, Banana Republic, Massimo Dutti, Yves Rocher, Samsung, Sony, Nokia, Lenovo, Toys’R’Us, Samsonite, Promod, Rip Curl, Tommy Hilfiger, Costa, Coffee Bean, Krispy Kreme, Dunkin’ Donuts, Burger King, KFC, McDonalds, Pizza Hut, Subway, Häagen Dazs, des marques dont on ne sait plus d’où elles viennent, mais qui rassurent le consommateur, signifient que le mall qu’elles gratifient de leur présence est un établissement de classe mondiale, puisque le monde lui-même s’exprime dans ces marques, un monde digéré, simplifié, et restitué en codes couleur, en slogans, désirable, compréhensible, prêt à porter.

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Le défi est de taille : faire un voyage pour montrer l’inanité des voyages ; décrire un monde en toc à travers ce qui ne sera justement pas un « livre en toc », dans la mesure où il permettra ce que les sociologues appellent « l’objectivation d’un fait social ». Car il s’agit bien de cela : il faut commencer par observer le monde qui est le nôtre pour être en mesure de comprendre les intérêts de ceux qui le façonnent ainsi.

Pour Rinny Gremaud, tout commence par l’observation du monde qui l’entoure dans son quotidien : celui de la ville de Lausanne. Le constat est d’emblée implacable : Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours été désolée de la laideur de ses rues. Je le dis sans snobisme, car, j’en suis persuadée, cette laideur n’est pas relative. Ce n’est pas parce que j’en ai vu des franchement plus belles que je trouve celles-ci si laides. Les rues de Lausanne, et en particulier celles de son centre, ont une laideur intrinsèque, j’irais même jusqu’à dire objective.

L’auteure, vous l’aurez constaté, n’y va pas par quatre chemins. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que son constat n’est en rien une déclaration de désamour. Au contraire, c’est avec un regard plein d’affection et de curiosité que Rinny Gremaud est obligé de constater la laideur de sa ville. D’où cela vient-il ? Lausanne, à ce que l’on sache, n’a pas été bombardé durant la guerre, et aucune catastrophe naturelle, séisme ou tsunami du lac Léman, n’explique le phénomène qu’elle observe. Y aurait-il donc des raisons économiques à cet enlaidissement ? Il faudrait procéder à une enquête dans la longue durée.

Il y a bientôt une décennie, j’ai commencé à observer à Lausanne un phénomène tout à fait déconcertant : tous les locaux commerciaux vides se transformaient tôt ou tard en magasins de chaussures. Une enseigne fermait ses portes – enseigne de n’importe quoi, boucherie, chocolaterie, prêt-à-porter, cadeaux-souvenirs, quincaillerie, librairie, mercerie, hi-fi, téléphonie mobile, meubles déco, solderie, que sais-je – et dans l’année ouvrait, au même emplacement, un magasin de chaussures. Même les magasins de chaussures étaient remplacés par des magasins de chaussures.

Ironie ? Certes. Mais le souci – plus : la souffrance – est réel. Car ce que l’on observe, à Lausanne et ailleurs, relève des Charybde et Scylla de l’urbanisme contemporain : la gentrification avec ses petits commerces équitables réservés à une clientèle aisée d’un côté ; le standard du prêt-à-porter prêt-à-mâcher prêt-à-oublier de l’autre. Le constat, ici encore, ne manque pas de franchise : En trente ans, j’ai vu Lausanne troquer sa laideur singulière contre une laideur planétaire, qui fait d’elle désormais le clone de la ville d’à côté, et de toutes celles de la même taille ailleurs dans le monde.

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Vous l’aurez compris, ce n’est pas avec le regard de celle qui a la chance d’habiter au cœur du patrimoine mondial de l’UNESCO que Rinny Gremaud est allée s’encanailler dans le monde sinistre des plus grands centres commerciaux du monde pour ensuite se réfugier chez son petit épicier du coin de la rue. Ce qu’elle observe, c’est bien notre monde : celui qui nous attend, celui qui est déjà là. L’aborder, ce monde, par les centres commerciaux d’un ailleurs lointain, c’est encore, comme le faisaient jadis les Perses de Montesquieu, parler de nous par le truchement de l’autre. De notre mégalomanie comme de nos échecs ; de nos cauchemars comme de nos rêves ; de notre désir d’autrui et d’ailleurs comme de notre solitude.

Car oui, ce livre est d’abord un livre de la solitude. Pour qui voyage seul, le monde est d’abord, même pas hostile, mais indifférent – à fortiori quand le voyage vous mène en janvier à Edmonton, à -23 degrés, ou dans la moiteur des capitales asiatiques à l’heure de fermeture des magasins. Le titre d’un film de Sofia Coppola de 2003 exprime bien ce sentiment d’abandon : « Lost in translation », que je traduirais volontiers, pour l’occasion, par « En décalage permanent ».

Le soleil ne se couche jamais au pays du commerce, ce qui, en un sens, pourrait rendre l’adaptation plus aisée. Mon expérience démontre toutefois que, privé de rythme astronomique, un corps qui vient tout juste de traverser huit fuseaux horaires se trouve comme privé de plancher et condamné à l’apesanteur. Pire : à l’absence de repères temporels s’ajoute ici la disparition des indices géographiques. Lorsque rien n’est différent, ni la température de l’air, ni les us, ni les espaces, le corps n’est plus tenu à aucune adaptation. Livré à lui-même, il dérive sans obstacle, jouissant alors d’une forme de liberté inquiète qui confine au supplice.

Il fut un temps où le voyage était dangereux, le retour incertain. Aujourd’hui, dans la majorité des cas, il est devenu simplement éprouvant. Trouver une bouteille d’eau plate dans un aéroport, par exemple, et je reprends cet exemple dans la mesure où j’ai fait exactement la même expérience dérisoire dans le même aéroport, trouver une bouteille d’eau plate peut s’avérer un véritable défi. La scène se passe à Bangkok :

Le terminal des départs ressemble à une serre géante, rectiligne et parcourue de travelators, dans laquelle les zones commerciales, organisées par thèmes, se suivent en enfilade. La présence et l’absence de tapis roulants ont été pensées de telle sorte que certains secteurs doivent être traversés à pied, notamment celui où se concentre le luxe européen, et la zone duty free. Je marche quinze minutes dans un sens, puis dix minutes dans l’autre, puis quinze minutes encore dans l’autre sens, avant de trouver où acheter une bouteille d’eau plate.

Chercher désespérément de l’eau plate dans un temple dédié au commerce : voilà bien une scène digne du théâtre de l’absurde, celui de notre ère contemporaine.

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Le monde des malls que Rinny Gremaud explore dans son livre avec son regard d’ethnographe, tour à tour mélancolique et implacable, est un monde où les rôles respectifs des hommes et des femmes semblent attribués pour de bon. Tandis que les femmes sont soit clientes, soit préposées à la vente, à l’entretien ou au nettoyage, les rares hommes qu’elle rencontre occupent pour la plupart des postes « à responsabilité », comme on dit. Et leur posture s’en ressent. Tel vice-président exécutif, à la gestuelle ample et sentant l’aftershave de luxe, s’installe d’emblée en bout de tableles jambes bien écartées, comme pour signaler qu’il en a une grosse paire ; tel autre répond aux questions envoyées par avance par des formules tout en bois et taillées en série avant de s’affaisser progressivement dans son fauteuil : Plus il parle, plus je pense à un batracien griffu coassant sur un nénuphar.

Le regard sur les femmes est un brin plus tendre, mais guère moins désabusé. Comme lors de cette rencontre avec une jeune épouse et mère laissée seule par son mari, qui travaille probablement dans le pétrole. Elle tue le temps, au moins trois cent soixante fois dans l’année, en visitant le West Edmonton Mall et en y dépensant, selon ses propres dires, entre 300 et 1500 dollars canadiens – par jour. L. porte, ouverte sur un large décolleté, une parka courte, cintrée et orange fluo de la marque Canada Goose, dont le capuchon à fourrure donne l’illusion de très larges épaules. L. a une carrure de souris, sur laquelle elle a choisi de coller une paire de seins en silicone trop grande pour elle. Son visage est recouvert d’une épaisse couche de maquillage où quatre rangées de faux cils spectaculaires achèvent de lui donner un air de poupée gonflable.

Ce qui transparaît derrière ce portrait en apparence cruel est en réalité la vie d’une victime, consentante peut-être. D’une femme qui, sous cette épaisse couche de maquillage, de vêtements, d’accessoires et sans doute de stupéfiants, cache si mal le sentiment d’un vide abyssal. Celui de la société de consommation, dans laquelle les images fabriquent les images, qui fabriquent le conformisme, qui fabrique les images. Quelque cinquante ans après les Choses de Perec et la Société du spectacle de Debord, les pires prédictions de ces deux livres semblent s’être réalisées.

Ajoutons que l’auteure n’est guère tendre avec elle-même. Plus le voyage avance, et plus elle a de la peine à se supporter : Je suis une touriste européenne. Je viens du continent qui a inventé le tourisme. Je pense que celui que je pratique – pédestre, culturel, écoresponsable – est le seul qui vaille. Je pense que mon mode de vie – citadin, sillonné de pistes cyclables et de coulées vertes – est le seul qui vaille. […] Je persiste à faire comme si je détenais la seule véritable manière à faire usage du monde. L’allusion à la Bible des voyageurs du boboland post-soixante-huitard n’est évidemment pas fortuite. Qu’aurait pensé Nicolas Bouvier de ce voyage à travers le monde du commerce globalisé ?

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Ecoresponsable, le tour du monde des malls effectué par Rinny Gremaud ne l’est guère. Elle cumule les kilomètres de vol, plus de 38’000, pour séjourner dans des environnements constamment climatisés ; elle y observe les touristes qui s’aventurent dans le domaine skiable du Mall of the Emirates, en plein désert, affublés d’une combinaison bleue, rouge et noire, de gants et d’une paire de bottes ; elle assiste, médusée, au divertissement proposé par le même Mall of the Emirates qui permet aux badauds, pour l’équivalent de 340 euros, d’aller nager pendant dix minutes, vêtus d’une combinaison en neoprène, avec les pingouins dans leur aquarium réfrigéré. Tout cela pour rentrer enfin en Suisse, épuisée et déprimée. Le tour du monde du gigantisme commercial assorti d’un décalage horaire continu sur vingt-trois jours est ce que l’on peut souhaiter de plus cruel à son pire ennemi. Faut-il que je ne m’aime pas beaucoup. Voyager pour prendre le pouls d’une humanité livrée au libéralisme le moins éclairé a tout du suicide moral. Je ne crois plus en rien, et je ne vois plus très clair.

On est loin, au bout de ce voyage, de son élan initial : Je fais le tour du monde, je suis journaliste. En parlant de journalisme, une question pourrait être soulevée. De quoi s’agit-il ici, dans ce livre ? D’un reportage ? D’un récit de voyage ? D’un roman, puisque ce genre, aujourd’hui, englobe toutes les pratiques d’écriture, y compris les moins fictionnelles ? La collection Fiction & Compagnie au Seuil accueille, on le sait, des ouvrages très divers, dont le seul trait de caractère récurrent est probablement qu’ils remettent en cause, d’une façon ou d’une autre, la notion de fiction. Les Anglo-saxons, eux, ne s’embarrassent pas de précautions. Ils parlent à ce sujet simplement de non-fiction, un terme vaste qui englobe toutes sortes de pratiques d’écriture qui mettent l’accent sur les faits, sur tout ce qui peut être vérifié.

Je peine à croire qu’il y ait des gens qui aient envie d’aller vérifier ce que Rinny Gremaud décrit dans son livre. D’ailleurs, est-ce vraiment nécessaire ? Le monde qu’elle décrit est le nôtre, et nous le reconnaissons dans la mesure même où nous y participons. Le Starbucks le plus proche, je vous le rappelle mais vous le savez très bien, se trouve à cent mètres à peine du Cercle littéraire.

Dans l’avion qui l’emmène de Vancouver à Pékin, l’auteure se demande comment elle pourrait décrire le projet qui est le sien. Comment en effet répondre au businessman chinois assis à côté d’elle, et qui veut savoir ce qui l’amène à Pékin ? Avant de couper court à toute discussion, sans doute inutile, en affirmant simplement qu’elle voyage « pour affaires », voici une réponse possible, mais qu’elle gardera pour elle – et pour ses lecteurs :

Je dois lui dire que j’écris un livre sur l’ennui. Sur la répétition, le déjà-vu, la copie, les bégaiements du paysage construit, le monde en toc qui se rétrécit, et la disparition du voyage romantique, cette invention européenne. […] Je dois lui dire que j’écris un livre sur la fabrique de la monotonie qui modèle les villes et nous anesthésie tous, classes moyennes consommatrices de tous les pays.

D’aucuns se demandent peut-être s’il ne s’agit pas ici, au fond, d’un reportage plus que de littérature au sens traditionnel. Mais c’est un combat d’arrière-garde que de vouloir délimiter à tout prix les frontières du domaine de la littérature. J’ai même envie de dire que la littérature se trouve surtout là où sa définition est en jeu, où ses frontières sont mises en question. « Voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence. » Ces lignes, bien qu’elles s’appliquent parfaitement à son projet, ne sont pas de Rinny Gremaud. Je les tire du récit Regarde les lumières mon amour qu’Annie Ernaux a consacré à un sujet similaire, en apparence tout aussi anti-littéraire : à ses visites à l’hypermarché Auchan au centre commercial des Trois-Fontaines, près de Cergy où elle vit. Ici encore, il est question de commerce ; ici encore, il s’agit de faire accéder un monde parfaitement connu et cependant invisible, omni-absent en quelque sorte, à la dignité de la représentation. Je la cite encore : « Nous choisissons nos objets et nos lieux de mémoire ou plutôt l’air du temps décide de ce dont il vaut la peine qu’on se souvienne. Les écrivains, les artistes, les cinéastes participent de l’élaboration de cette mémoire. »

Un monde en toc de Rinny Gremaud est un livre de littérature, il n’y a pas de doute sur ce point. Reportage, récit de voyage ou roman, peu importe. L’essentiel, c’est que ce livre contribue à nous ouvrir les yeux, et le cerveau, et le cœur. C’est là sa force ; c’est là sa littérarité. Et c’est là ce que le jury du Prix Michel-Dentan a voulu distinguer.

 

 

Crédits photographiques: Ski Dubai, c/o Rinny Gremaud

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