Parfois, je me demande si je te raconte ou si je me raconte, si je te découvre ou si je me découvre ; mais c’est peut-être tout un. C’est toi que je cherche, et tu me donnes de me mettre au jour… car ce que sont les autres, c’est nous. Le nouveau roman de Jean-François Haas s’ouvre sur les souvenirs d’enfance du narrateur, Jonas, le petit-neveu trentenaire de Tobie Ruau (personnage principal décédé au moment du récit). Jonas va raconter à Tobie sa propre vie qui se déroule de 1895 à 2003. À travers des flashbacks de Jonas et de Tobie enfant, le décor est rapidement planté : le lecteur apprend que ce dernier est le fils bâtard d’un meurtrier involontaire et d’une jeune femme fribourgeoise. À partir de là, l’histoire ne cesse de se compliquer car Haas mêle un grand nombre d’intervenants tantôt indispensables, tantôt secondaires dans la vie du protagoniste principal. Cette pléthore d’individus nous pousse à recourir à des astuces mnémotechniques ou à nous référer à l’index des personnages disposé en début de roman.
Quant à Jonas, après avoir introduit la relation entre Tobie et lui-même, il entreprend de reconstituer la vie mouvementée de son grand-oncle à l’aide de documents ou de récits qu’il a pu recevoir quand il était jeune. Il avouera combler les vides grâce à son imagination marquée par un questionnement incessant : tu as pris le train, peut-être déjà le vendredi précédent, ou le samedi, j’en suis réduit à imaginer tout ça, j’aimerais savoir quels étaient les horaires, combien de temps cela prenait, tu m’as seulement dit que c’était un long voyage.
Pour nous aider à ne pas perdre le fil de ce récit qui entremêle la vie de Tobie à celle d’un autre personnage, Isaac, les chapitres indiquent au lecteur en quelle année il se trouve et, pour les férus d’histoire, permettent de corroborer histoire et Histoire qui sont indissociablement liées dans l’écriture de Haas. En effet, à travers Tobie et les 469 pages de ce roman, nous sommes amenés à revisiter le long XXème siècle et à porter un jugement pessimiste sur la nature de l’Homme. Ce récapitulatif – non exhaustif – prend autant l’apparence de petits clins d’œil que de longs exposés bien documentés et appuyés par de nombreuses références littéraires et populaires indiquées en fin de livre. En plus, l’auteur ne s’est pas contenté d’aborder les grands massacres entres nations blanches (1ère et 2ème Guerres mondiales) mais, s’éloignant de l’eurocentrisme et de l’hégémonie anglo-américaine de l’Histoire, s’est aussi aventuré à parler des génocides africains, des massacres asiatiques et des régimes dictatoriaux de l’Amérique du Sud qui pèsent eux aussi dans le décompte des victimes ; à croire en l’existence d’un concours officieux dont la population ignorerait tout !
Au milieu de ces guerres, l’antisémitisme est un thème récurrent – clin d’œil à la montée de ce phénomène en Europe ces dernières années ? Telle une sorte de leitmotiv entêtant, une place centrale lui est accordée au travers non seulement du personnage d’Isaac Milstein d’Odessa, Juif à la raison vacillante rencontré par Tobie lors de ses pérégrinations hors de Suisse, mais aussi par l’évocation des haines collectives ou individuelles qui émaillent le récit et l’Histoire. Isaac, dépositaire d’une sagesse prophétique tirée de sa foi en Dieu et en l’humanité, nous plonge parfois dans des réflexions philosophiques ou, c’est selon, dans un profond ennui.
Là se trouve la limite de ce roman : ses parenthèses philosophico-religieuses se transforment facilement en digressions interminables sur la solidarité humaine et l’amour de l’Autre. Elles nous rappellent ce que chacun devrait mettre en œuvre afin de vivre dans un monde en paix mais ne servent finalement qu’à nous impatienter. S’il y en avait seulement quelques-unes, nous accepterions aisément cette marotte mais, plus le récit avance, plus les envolées lyrico-humanistes s’intensifient et le roman se transforme presque en traité. En prenant en compte cette tendance et la thématique de ses anciens romans, nous arrivons au cœur de la critique que l’on doit faire à l’auteur fribourgeois : une trop grande redondance qui risque de lasser son lecteur fan de la première heure.
Toutefois, on pardonne ce côté moralisateur car Jean-François Haas a écrit un livre de grande qualité et, loin d’étendre ses connaissances historiques et littéraires, il les utilise pour détourner ce livre qu’on aurait pu prendre de prime abord pour un roman « américain » mais qui devient ici un roman « humain ». En effet, Tobie est témoin du début de la mondialisation des transports et des contacts en écumant l’Europe, parcourant les Etats-Unis à la recherche de son géniteur. Grâce à ces pérégrinations, il fait la rencontre d’innombrables personnalités et cultures, sublimées par leurs particularités et différences mais néanmoins tenaillées par les mêmes avatars de haine. Pourtant, on ne trouve aucune trace de manichéisme facile dans ces lignes mais une triste compréhension de ce qui pousse les hommes à haïr leur prochain : Cette force de destruction, qui nous détruit nous-mêmes, qui détruit ces enfants sur la photo, c’est le refus d’autrui et de la différence, le refus de comprendre celui qui est différent et ce qui nous rend différent.
Ce livre est avant tout l’histoire d’un individu au parcours prodigieux, ballotté par l’Histoire, qui assiste aux effets de celle-ci sur ses proches tel Daniel, son neveu, embrigadé et fourvoyé par les théories fascistes parti combattre en Espagne : Tu continuais de subir les événements, de t’y adapter. L’Histoire te portait, tel un de ces copeaux que tu t’amusais, enfant, à jeter dans le ruisseau. Tobie – que sa femme et ses amis rendent meilleur – représente un homme imparfait, poussé à émigrer dès son adolescence dans le but de combler une absence qui le hante toute sa vie. Il incarne aussi plus largement une facette de la réalité sociale de la Suisse du début du siècle, un état où les prestations sociales n’existaient pas encore et où la migration était la seule possibilité pour survivre à la pauvreté ambiante.
Marie Maury
Jean-François Haas, Tu écriras mon nom sur les eaux, Editions du Seuil, 2019, 480 p., 22€ / 37,40 CHF
Couverture tirée du site des éditions du Seuil