Correspondances fantômes

Ils sont au nombre de treize, ces fantômes auxquels sont destinées les lettres de Jean-Michel Olivier. Treize individualités qui ont déjà rejoint leurs propres fantômes mais qui, pourtant, continuent d’exister. Par leur art ou leurs textes pour certains, leurs idées ou leurs caractères uniques pour d’autres, tous continuent de marquer notre monde par ces petits bouts de passé, éclats de souvenirs fantomatiques qui constituent Éloge des fantômes.

 

Treize portraits transparents

Paru en septembre 2019, quelques dix ans après la mort de Jacques Chessex, le dernier texte de Jean-Michel Olivier est à la croisée entre le portrait, la biographie – la sienne et celles, fragmentaires, de ses fantômes –, les confessions et l’essai. Si certains artistes sont déjà évoqués dans les nombreuses parutions de l’écrivain vaudois – le peintre René Feurer dans René Feurer : L’empire de la couleur (L’Âge d’Homme, 1984) ou l’éditeur Vladimir Dimitrijevic dans L’ami barbare (De Fallois / L’Âge d’Homme, 2014) – il est difficile de ne pas apprécier les anecdotes à partir desquelles sont dressées les personnalités de ces défunts singuliers et similaires, ces connaissances, amis ou parents.

Des cendres du graveur Marc Jurt, dispersées sur l’île magique de Bali, à la danse de joie de Vladimir Dimitrijevic lors de la remise du prix Interallié, en passant par le petit coup d’état universitaire subi par Michel Butor, les nuits débauchées de l’infatigable philosophe Jacques Derrida, le visage « buriné par le soleil (il revient de vacances) » de Louis Aragon ou encore la partie de tennis sans cesse repoussée avec Simone Gallimard, Jean-Michel Olivier donne à lire des portraits honnêtes, transparents, sans surcouche dithyrambique ou détails exagérés. Les éloges sont sobres et efficaces, à l’image de l’écriture simple et dénuée d’emphase inutile :

 

Au fond des yeux, dans la lumière d’avril, le sourire de ses yeux clairs, les tableaux étendus sur le sol ou retournés contre le mur, comme des fantômes, et la poignée de main, toujours très vigoureuse, qui m’invite à entrer dans son monde.

 

La nature est un temple hanté

Le point commun entre ces treize fantômes, c’est une façon bien particulière d’appréhender la vie et d’y mettre l’art au centre. Treize destinées aux géographies parallèles qui, loin d’enserrer une définition claire de la création humaine, éclatent son sens dans toutes les directions.

Traversant les disciplines et les esprits, l’art se pare de tous les mots, toutes les couleurs, tous les sons, s’expose avec passion ou reste dans l’ombre. Il se fait précis et travaillé avec un directeur de revue littéraire, André Dalmas, libre et encouragé avec l’écrivain Nicolas Bréhal ou simplement intime comme avec l’éditeur Bernard de Fallois – l’homme de l’ombre – ou le professeur Roger Dragonetti :

 

Comme le silence, la musique est intime. Elle est au cœur des mots. C’est le trésor que vous nous avez laissé en partage.

 

Il est parfois difficile de suivre Jean-Michel Olivier dans le foisonnement de sa vie intellectuelle. La concision des anecdotes occasionne souvent un manque d’informations qui risque de perdre certains lecteurs. Mais, malgré tout, les portraits sont dynamiques, surprenants pour la plupart et permettent de partager quelques lieux hantés de la mémoire de l’auteur, jusqu’aux souvenirs les plus intimes :

 

Ma mère lisait des livres et toi tu lisais des journaux. Tu n’écoutais pas de musique et tu ne jouais d’aucun instrument. Tu allais rarement au cinéma, à l’église, et jamais au théâtre. Tu n’avais pas fait d’études et bientôt, quand mai 68 mettra le feu à la France, tu vitupéreras contre les étudiants. Tu aimais la nature et le silence.

 

 Lire Éloge des fantômes, c’est convoquer à nouveau, pour quelques instants, ces artistes admirés, car « oui, la lecture ressuscite les fantômes et la littérature les garde en vie ».

 

Anthony Ramser

 

Olivier Jean-Michel, Éloge des fantômes, Lausanne, L’Âge d’Homme, septembre 2019, 196 pages.

 

Illustration : Jurt Marc, Butor Michel, « La citadelle des fantômes », Géographie parallèle, Neuchâtel, Fondation Marc Jurt, 2009. Illustration disponible sur le site du Musée de l’imprimerie et de la communication graphique de la ville de Lyon : http://www.imprimerie.lyon.fr/imprimerie/sections/fr/service_presse/archives/jurt_butor/

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