Lors de la dernière fin de semaine de novembre, la Fureur de lire a pris ses quartiers à Genève. Pour sa 3e édition, le festival bisannuel a offert une superbe programmation placée sous le signe de la performance littéraire et artistique. Un rapide coup d’œil aux différentes animations a révélé le nombre important de collectifs romands. Entre regard critique teinté d’humour sur le milieu culturel et véritable plaidoyer dénonçant certains faits de société, les prestations mises à l’affiche ont été des plus alléchantes. De quoi avoir réjoui les amateurs de productions collaboratives où la littérature rencontre les arts de la scène. Retour sur deux performances aussi audacieuses que captivantes, celles de l’AJAR et de Princesse Léopold.
« Le culte des livres cultes » : rire du (trop) grand sérieux des critiques littéraires
Dans le panorama littéraire romand, faut-il encore présenter l’AJAR ? Réputé pour sa bonne humeur communicative, ce collectif littéraire né en 2012 n’a (déjà) plus besoin de faire ses preuves. Son manifeste[1] a d’agréables accents Dada et laisse présager que son humour n’est jamais gratuit. C’est d’ailleurs ce à quoi les spectateurs assistent dimanche 24 novembre 2019 au café Jules Verne.
À 14h30 cet après-midi-là, sous couvert de son habituel goût pour le loufoque, l’AJAR réunit quatre de ses 23 membres autour d’un modérateur (le comédien Julien Tsongas) pour discuter de ce qui fait qu’un livre devient culte. Passant de l’autre côté du miroir et entrant ainsi dans le jeu de la fiction qu’ils ont créée, les auteurs Joanne Chassot, Julie Mayoraz, Matthieu Ruf et Aude Seigne embrassent les rôles d’acteurs. Cette table ronde rassemble une version délicieusement caricaturale de la fine fleur des représentants du discours critique littéraire ; une professeure de Lettres obnubilée par les champs d’études pointus, un artiste plus-que-pluridisciplinaire, une libraire très indépendante et une journaliste à l’affût des sujets rarissimes.
Quant aux livres cultes discutés par ces éminentes figures, ils ne sont rien de moins qu’une autre manifestation du degré élevé de créativité du collectif romand. À l’exemple de La Liberté d’écrire dont l’auteur, Gérard D., se fait incarcérer pour avoir (enfin) le temps d’écrire, de La sauce dans le cake, pamphlet détaillant quatre aspects de la vie conjugale, qu’Armande de Soulage aurait rédigé en 1786, ou encore de Vivre chat de Kōdō Jyosi, qui raconte le simple quotidien d’un félin. Aussi farfelus qu’ils puissent paraître, chacun de ces titres incarnent des possibilités de réponse à la question « pourquoi un livre devient-il culte ? » ; un contexte d’écriture particulier, un extrême avant-gardisme ou l’étrange spécificité d’un sujet.
Au sortir de cette excellente performance ponctuée de lectures pré-enregistrées des textes discutés, on comprend que l’AJAR nous a rappelé l’essentiel. Il est important de cultiver son propre regard critique et de ne pas embrasser trop aveuglément la glorification des certains titres par les instances de consécration de la littérature.
Rock’n’roll Star : un aperçu de la charge mentale au féminin
Plus tard dans l’après-midi, et surtout dans un tout autre registre, le collectif théâtral Princesse Léopold explore avec finesse le sujet de la charge mentale chez les femmes. Changement de décors pour cette performance participative qui se déroule au restaurant Un R de famille. Cette fois, les spectateurs sont invités à prendre place autour d’une longue suite de tables, aux côtés des comédiennes Laure Aubert et Laurence Maître et de l’écrivaine Fanny Wobmann. Dès les premiers accords de la chanson de Patti Smith, « Because the Night », qui marque le début de la prestation, on retrouve avec plaisir le caractère hybride de ce collectif qui insuffle à la lecture de texte une énergie théâtrale percutante[2]. À mesure que la chanteuse américaine égraine son refrain, les trois jeunes femmes caricaturent les postures lascives des grandes chanteuses pop. Le titre de la performance est donc présenté d’emblée ; bienvenue dans Rock’n’roll star.
Lorsque les dernières notes finissent de retentir, la lecture commence et le terme « rock’n’roll » prend différents sens. Le texte écrit par Fanny Wobmann[3] sonde l’intériorité d’une femme en lutte avec ce qui fait pression sur elle : la société, sa famille, ses ami-e-s. Sur fond d’une course à pied parfois presque effrénée, les pensées de ce personnage défilent. Elle revient sur les blessures laissées par les mots/maux du quotidien mais aussi le poids des grandes décisions, notamment au sein du couple, qui pèsent toujours plus sur les épaules de la femme que du partenaire masculin.
La prose incisive de Wobmann est rapportée par les voix des trois artistes. Celles-ci alternent, s’interpellent et même se juxtaposent en canon afin de ponctuer les moments de stress particulièrement intenses. Mais la voix n’est pas le seul outil utilisé par le collectif. Le corps est également mis à contribution. Des morceaux de musique tels que « The Show Must Go On » de Queen entrecoupent le récit. Une playlist qui permet aux corps de se libérer, d’échapper momentanément au poids des pensées.
L’effet recherché par la création percutante aux débordements savamment mesurés de Princesse Léopold fait mouche. Dans le public, on passe du sourire amusé à une crispation des mains sur les genoux. La fin de la performance nous laisse avec la tête pleine de réflexions sur notre quotidien.
Mot de la fin : on se revoit bientôt ?
Alors qu’il est temps de reprendre le train et de laisser la Fureur de lire à l’éclat de ses dernières festivités, on ne peut que se réjouir d’une chose : dans deux ans le festival sera à nouveau au rendez-vous. Et les doigts se croisent pour que les collectifs romands reviennent une fois encore nous surprendre et nous faire réfléchir en nous sortant de nos zones de confort. En attendant 2021, Princesse Léopold jouera Rock’n’roll star le 13 février 2020 à 20h lors de la soirée Open Mic & Co au CPO de Lausanne. De son côté, l’AJAR se prépare pour présenter une performance sur les amours les 14-15-16 février 2020 au Théâtre 2.21 de la capitale vaudoise. On se réjouit déjà !
Camille Bernasconi
[1] AJAR, « L’AJAR c’est quoi ? », paru initialement dans Das Narr. Das narrativistische Literaturmagazin, 2017 : https://www.collectif-ajar.com/wp-content/uploads/2019/09/AJAR_cest-quoi.pdf
[2] Présentation du collectif théâtral Princesse Léopold : http://www.princesseleopold.ch/index.php/le-collectif/
[3] Nues dans un verre d’eau, Flammarion, 2017. Prix Terra nova de la Fondation Schiller 2017.