Plus belle sera la chute

En 2018, Marina Skalova se lançait dans une vaste Exploration du flux, au sens large : flux migratoires, sanguins, marins, et flux d’informations. La chute des comètes et des cosmonautes, paru à L’Arche en septembre 2019 et joué au Poche de Genève au printemps de la même année, poursuit cette entreprise mais en change le paradigme : les flux, désormais, seront des chutes – trajectoires multiples et variables, changeantes mais irrévocables.

 

L’argument est simple. Deux personnages – Le Père et La Fille –, trois jours et un trajet Berlin-Moscou en voiture. Pour elle, originaire de Russie et ayant grandi en France, c’est une tentative de retour aux sources ; pour lui, habitué à ce trajet, une énième réitération du départ face aux promesses non tenues de l’Occident. Les scènes sont tantôt structurées en monologues, tantôt en dialogues dans lesquels la difficulté qu’éprouvent les deux personnages à communiquer prend tout d’abord le pas sur le contenu.

Donc, l’argument est très simple, à un détail près : nous sommes dans l’espace. Le Père, La Fille, leurs conversations, l’histoire, la géographie et la politique : tout est projeté dans l’espace interstellaire. La voiture roule entre Berlin et Moscou, mais la voiture est un corps céleste et flottant. Le corps de La Fille est composé de milliards de cellules, et ces cellules sont autant d’astéroïdes en dérive. L’URSS – patrie du Père – n’est plus un État comme Pluton n’est plus une planète. Comme Pluton, les habitants de l’URSS ont vécu derrière la lune loin de tous les pôles d’attraction majeurs et mineurs de la planète.

 

Cet espace infiniment grand coexiste avec l’infinie petitesse de l’humain. Les deux se mêlent et se ressemblent. Les deux se comportent de la même manière et obéissent aux mêmes dynamiques. C’est ce que montre Marina Skalova qui, par une approche brillante, transforme les sciences humaines et sociales en astrophysique. Le pas de côté est titanesque, et le lecteur en est prévenu avant même le début du texte :

 

TEMPS/LIEUX

Moscou – Berlin – La route.

Automne.

3 jours, 4 nuits & quelques milliards d’années-lumière.

 

Si la projection du microcosme humain dans le macrocosme spatial fonctionne si bien, c’est qu’il permet une lecture innovante de l’époque post-moderne dans laquelle s’ancre La chute des comètes et des cosmonautes. L’humanité n’a plus d’histoire. Ou plutôt, comme le dit Le Père : Nous voici arrivés à la fin de l’Histoire…, que Marina Skalova fait rimer avec la fin de l’humain. Transformé en machine régie par les seules lois de la physique et de la chimie – Le cerveau, c’est une machine compliquée, tu sais. Personne ne sait comment ça marche. –, il se dissout dans le virtuel, dans l’espace illimité du moteur de recherche et dans le vide de la barre espace.

 

L’exil, au cœur de la réflexion menée par Marina Skalova, se réduit alors à une succession de trajectoires nécessaires, parfois entravées, dans un espace-temps brouillé. L’être humain n’est qu’un assemblage de matière et d’énergie. Comme les comètes, les hommes et les femmes, les exilés volent dans le cosmos animés d’utopie et attirés les uns par les autres. La Terre ne forme plus une entité cohérente. Il n’y a plus de Monde, il y en a plusieurs. Et l’Europe, quand on habite l’URSS, est un autre monde.

Dans cet amas d’univers, les liens ont disparu. Les corps se croisent et s’entrechoquent mais ne se rencontrent que rarement. Le cerveau humain et Google sont deux moteurs censés générer des liens, mais l’un comme l’autre ne fonctionne plus. je ne comprends pas pourquoi les liens continuent à donner sur d’autres liens alors qu’en réalité tous les liens ont été coupés depuis des mois.

 

À un moment précis, au milieu d’une galaxie d’individus (un INDIVIDU c’est tout seul devant la machine à café tout seul devant le distributeur de billets tout seul dans le tramway tout seul à l’entretien), les chutes de deux êtres – un Père et sa Fille – se croisent. Un lien d’abord ténu se (re)créé et se renforce. Le rythme s’accélère en même temps que les risques de collision des corps. Berlin-Moscou, toujours plus vite, comme un voyage interstellaire vers les origines, vers une URSS qui, à la manière des supernovæ, continue d’exister et d’exercer son influence des dizaines d’années après son effondrement.

 

Valentin Kolly

 

Marina Skalova, La chute des comètes et des cosmonautes, Paris, L’Arche, 2019,
96 pages, 22,10 CHF.

Laisser un commentaire