Sorti en ce début d’année, La Soustraction des Possibles de Joseph Incardona coupe le souffle aussi bien qu’un coup de poing ; et on en redemande ! Alors, de quoi s’agit-il ?
Ce n’est pas un livre pour les moins de 16 ans. Ce n’est pas un livre sur la fidélité conjugale, encore moins sur les amours heureux. C’est n’est pas un livre sur la prostitution, ou du moins pas directement ; la traite de l’humain, elle, y est abordée : elle nous stupéfie par sa cruauté, par sa vraisemblance, par son témoignage. Ici, la séduction et le sexe ne mènent pas à l’épanouissement : ils jouent un rôle de levier, de manipulation, de contrôle, d’intimidation, de mort. Ce n’est pas non plus une histoire sur la bienveillance des banques suisses et de leurs banquiers ; bienveillance inexistante durant ces années 80 – bienveillance fort probablement inexistante encore aujourd’hui, si l’on se penche sur les scandales réguliers d’UBS et de ses pontes, qui ont laissé échapper plusieurs boulettes ces dernières années, quasi annuellement devrais-je dire. Dans un tel univers, Dieu se nomme Argent et Il y règne en maître.
Sous la plume d’Incardona, la ville de Genève se personnifie. Elle devient ce paroxysme du capitalisme gargantuesque, impitoyable, malsain et criminel, où le blanchiment d’argent ne choque personne, où se forgent les hors-la-loi féroces de la finance, où ceux qui ont trop faim finissent dans l’assiette des tout grands. Elle devient ce centre névralgique entre mafias albanaise et corse, entre politiques russes et investisseurs peu scrupuleux, entre braquages et tabassages. Sur sa scène monte un ballet de personnages quelque peu atypiques ; danses et échanges qui, lentement, au défilement des pages, gagnent en ampleur, en violence. Parce qu’il faut se l’avouer : initialement inspiré d’un fait divers (un gestionnaire de fortune qui grattait quelques centimes sur chaque transaction de ses clients), ce roman noir dévoile sa construction solide et sublime, roman aux allures de thriller qui se veut page-turner, indéniablement, qui sait éviter avec brio les pièges d’une simple « littérature de consommation ».
En voici les piliers :
Il y a Aldo Bianchi, ce coach de tennis, bogosse mais au crépuscule de sa carrière, qui séduit ses élèves, de richissimes femmes matures en quête d’une dernière jeunesse ; l’intrigue commence lorsque l’Italien jette son dévolu sur Odile Langlois. Au-delà de leurs plaisirs extra-conjugaux, elle lui propose de convoyer de mystérieux fonds concernant des affaires de son époux, gras bonhomme fortuné, qui se prépare à gagner encore plus gros en misant sur les OGM. En route, Aldo rencontre Svetlana, une financière implacablement belle, marionnette elle aussi dans cette opération douteuse. Il y aura une teinte tragique, « hugolienne », à leur coup de foudre… De ces récits polyphoniques surgissent Christophe Noir, prototype de l’arriviste égocentrique, puis « Mimi » Leone, la mafieuse corse, personnalité préférée du narrateur, veuve, maman d’une adolescente trisomique, amatrice de littérature qui dévore Ramuz, d’un calme régénérant – lorsqu’elle ne prépare pas de vengeance spectaculaire digne de Tarantino. Pour rester dans la comparaison cinématographique, l’évolution de l’intrigue et les personnages rappellent l’univers mordant et charismatique de Guy Ritchie, connu notamment pour Snatch (2000), Rock’n’Rolla (2008), ou encore son tout dernier, The Gentlemen (2019).
Lire Joseph Incardona, ce n’est pas seulement apprécier des trames narratives tressées avec élégance ; son écriture nerveuse défile, saute, coupe, s’exclame, s’enflamme ; sa plume joue de tous les registres et de tous les genres. Ou alors, bavarde, elle sait également s’étaler en parenthèses faussement digressives, contempler l’amertume ou l’absurdité humaine avec dédain, pour en cristalliser systématiquement trois éléments essentiels à l’histoire : les origines nationales de chacun, l’échelle sociale et le contexte géopolitique. Ce roman regorge aussi de perles, de phrases soigneusement aiguisées, plantées là sans aucun avertissement, phrases léchées proches de l’aphorisme, prêtes à titiller la fibre philosophique qui sommeille en chacun de nous. On ne s’étonnera pas de voir ce roman sélectionné pour une dizaine de prix littéraires.
On s’étonnera peut-être que ce livre soit publié chez l’éditeur français Finitudes (en Gironde), qui a d’ailleurs publié d’autres romans d’Incardona, dont Taxidermie (2005) ou encore Derrière les panneaux il y a des hommes (2015), pour lequel l’auteur a reçu le Grand Prix de Littérature Policière. En tout cas, l’objet-livre La Soustractions des Possibles est réussi ; son format, sa couverture dorée qui évoque un lingot, les engrenages métalliques qui figurent sur sa page titre : lisez-le en public, vous verrez, on se penchera dessus, on vous l’arrachera pour le toucher. La maison d’édition en question ne prétend pourtant pas se cantonner à ce genre de littérature, même si, mystérieuse, elle communique qu’elle publie uniquement « d’excellents romans ». L’auteur n’a manifestement pas eu peur de naviguer entre les éditions du Seuil, Fayard Noir, BSN Press (de Lausanne) ; car, prolifique, il publie à bon rythme : depuis 2002, il a produit pas moins de 16 romans et nouvelles. Polyvalent, l’écrivain met parfois sa casquette de metteur en scène pour des pièces de théâtre ou celle de réalisateur pour des films, et participe évidemment à l’écriture de scénarii, même pour des bandes-dessinées et des romans graphiques – art qu’on a encore tendance à sous-estimer.
Joseph Incardona fait partie du cercle restreint des écrivains suisses qui peuvent vivre de leur écriture. À n’en pas douter, il s’en donne les moyens.
Joseph Incardona, La Soustractions des Possibles, Éditions Finitude, 2020, 387 pages.