Vladivostok Circus : Une ménagerie de mots

Je ne suis pas attendue, je pense.

Cette phrase inaugurale contient à elle seule l’enjeu de toute une œuvre ; ce sentiment, qui ne verse jamais dans la certitude, de ne pas être à sa place, de ne pas avoir de place, d’occuper un entre-deux permanent.

La réflexion que construit Elisa Shua Dusapin depuis 2016 repose sur l’exploration de cet entre-deux. Née d’un père français et d’une mère sud-coréenne, la jeune auteure vit et écrit en Suisse, mais ne cesse d’habiter fictivement le continent maternel : la Corée du Sud dans Hiver à Sokcho, le Japon dans Les Billes du Pachinko et la Russie orientale dans Vladivostok Circus, son dernier roman paru en août aux Éditions Zoé.

 

Nathalie, la narratrice, est une jeune couturière fraîchement diplômée. Avec son père, ingénieur physicien, elle a vécu entre la Russie et les États-Unis avant de s’établir en Europe pour ses études. Pendant les quelques semaines qu’explore le roman, elle collabore avec un trio d’artistes du cirque de Vladivostok, spécialisés dans la discipline de la barre russe et pour lesquelles elle confectionne des costumes. Dans ce milieu, la confiance accordée aux autres et à soi-même est primordiale, mais ne va pas de soi. Au fil des pages, Nathalie apprendra à gagner celle de Nino et Anton, les deux porteurs, Anna la voltigeuse et Léon, metteur en scène et technicien.

 

Pour Elisa Shua Dusapin, l’Europe est le territoire de l’écriture et l’Asie, celui de l’écrit. Entre les deux, il y a les textes, toujours à mi-chemin entre le familier et l’étrange, le connu et l’inconnu ; c’est ce qui en fait la beauté. Vladivostok Circus investit géographiquement cet entre-deux en soulevant un paradoxe inhérent à la Russie : elle est à la fois très proche et très lointaine, constituant une zone tampon entre l’Occident et l’Orient dont a hérité la jeune écrivaine. Le roman thématise ce paradoxe et c’est de celui-ci qu’émerge principalement cette atmosphère d’inquiétante étrangeté :

 

Je les regarde se servir, tout en réfléchissant à la remarque d’Anna, qui exclut la Russie de l’Europe. Je m’aperçois que je considère ce pays tantôt européen, tantôt asiatique. Je ne saurais pas quoi dire maintenant, face à eux. Tout serait plus simple si les seules frontières capables de délimiter un continent étaient les océans.

 

La frontière géographique n’est toutefois pas la seule qu’Elisa Shua Dusapin convoque sous le chapiteau de son récit. Elle côtoie bien entendu celle des langues, déjà problématisée dans les deux précédents romans, qui complique la relation qu’entretient Nathalie avec les athlètes russes. Mais surtout, elle ouvre sur un paradigme beaucoup moins explicite et propre à Vladivostok Circus : la frontière qui sépare l’homme de l’animal. On pourrait penser qu’il s’agit là d’un discours secondaire, d’une simple toile de fond encouragée par le contexte circassien, mais l’image de couverture – un tableau figurant un lynx vêtu d’une chemise et d’une veste, ou un homme à tête de lynx, si l’on renverse la perspective – place d’emblée la tension entre les deux règnes au cœur du propos. Lorsqu’elle visite le cirque pour la première fois, la narratrice est frappée par la forte odeur d’animal qui emplit les lieux, et que Léon ne tarde pas à commenter. Il dit que le cirque ne travaille plus avec des animaux depuis son arrivée, sept ans auparavant. L’odeur ne s’estompe pas. Personne ne sait pourquoi. Un constat s’impose toutefois au fil des pages : les animaux, sous la plume d’Elisa Shua Dusapin, n’ont jamais quitté le cirque. Qu’ils soient réels comme Buck, le chat de Léon, ou métaphoriques, à travers les faux cils voilés d’Anna qui lui donnent un air de libellule, ils sont bel et bien présents – omniprésents même – cachés sous la terre et derrière les mots du roman.

 

Si la confiance en constitue le sujet le plus saillant, elle est principalement appréhendée à partir d’une réflexion sur ce qui différencie l’animal de l’homme. Le premier s’apprivoise facilement. On gagne sa confiance sans trop de peine ; une caresse, un peu de nourriture peuvent suffire. Pour ce qui est du second, c’est plus compliqué. Nathalie garde ses distances avec Anna – Je n’ose pas la toucher. Je lui demande de se mesurer elle-même – et craint que ce qu’elle cuisine pour ses collègues ne leur plaise pas – J’en ai préparé beaucoup trop. […] Je m’inquiète du manque de sel. Les humains se méfient les uns des autres, et chaque personnage semble avoir besoin d’un contact animal pour combler le rapport lacunaire qu’il entretient avec ses semblables : Léon, par exemple, accorde plus d’importance à son chat qu’à quiconque et Anton passe tout son temps libre à sculpter des cabanons pour oiseaux ainsi que d’autres animaux de bois.

 

Cette médiation qu’Elisa Shua Dusapin suggère sans jamais la marteler accentue la mise à l’écart de Nathalie. En effet, à l’étrangeté des athlètes et du monde du cirque s’ajoute un rapport conflictuel au règne animal. Son premier contact avec le chat de Léon la laisse vaguement dégoûtée et lorsque Anton lui offre un oiseau sculpté, elle peine à voir autre chose que les coups de canif qui l’ont façonné. Toutefois, Nathalie est la narratrice de son récit, libre d’occuper littérairement l’écart qui la sépare des autres personnages. C’est en opérant un brouillage des limites entre l’humain et l’animal qu’elle parviendra à les apprivoiser l’un comme l’autre, l’un devenu l’autre. L’étrangeté ainsi matérialisée peut alors être appréhendée et apprivoisée par la démarche artistique. Grâce à sa machine à coudre, Nathalie fait de la voltigeuse une panthère et, grâce au travail imagé de sa plume, elle transforme Igor en libellule, Anton en blatte et Anna en colibri.

En parallèle, les odeurs dont l’humain a oublié l’importance réinvestissent le champ du sensible et constituent elles aussi un médiateur essentiel, avec les autres comme avec le monde. Si la narratrice ne se sent pas particulièrement proche de Léon, c’est qu’il est le seul dont elle n’a jamais touché la peau : Je me suis trouvée si près de lui, et je ne sais pas son odeur.

L’enjeu central du roman semble ainsi résider dans ce point de friction entre l’humain et l’animal – là où l’homme devient lynx. C’est au sein de cette limite ténue que peut émerger la confiance. Ce n’est donc pas un hasard si Anna et Nathalie – d’abord très distantes – se livrent pour la première fois l’une à l’autre alors qu’elles déambulent entre les anciennes cages des animaux du cirque, laissées vides après leur départ.

 

Avec Vladivostok Circus, Elisa Shua Dusapin signe un troisième roman touchant et intelligemment construit. En multipliant les avatars de la frontière et de l’entre-deux brièvement esquissés dans cet article, elle parvient à approfondir plus que jamais sa réflexion sur l’identité et l’altérité. Son écriture rend si bien compte de l’étrangeté qu’elle en contamine son lecteur, contraint alors de partager la prise de conscience qui frappe Nathalie en plein cœur de la gare de Vladivostok : Je suis le plus loin possible de mon point de retour.

 

Elisa Shua Dusapin, Vladivostok Circus, Chêne-Bourg, Genève, Éditions Zoé, 2020, 174 pages, 24 CHF.

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