Noctambulismes

« Nuit : Obscurité dans laquelle se trouve plongée la surface de la Terre qui ne reçoit plus, à cause de sa position par rapport au soleil, de lumière solaire ».

 

Le « soleil » dont parle ce livre, c’est le fric, en tant que distinction. C’est ce pourquoi on détruit ses rêves et sa santé à l’usine. C’est ce qui nous situe socialement, entre winners et losers, entre prestige et insignifiance.

La « surface de la Terre », c’est l’usine – fictive – de Lacombe, dans le Jura biennois, où les frontaliers s’échinent au travail de nuit. Le bas de l’échelle sociale, un espace déshérité, oublié des flux financiers, défiguré par la modernité. La zone, en somme. Ou plutôt une zone, parmi tant d’autres, et de laquelle les êtres tentent de s’enfuir, se cognant, comme dirait Lacan, à la réalité.

C’est cette nuit bien particulière que Thomas Flahaut nous invite à arpenter en compagnie d’un trio de personnages – Thomas et Louise, jumeaux, et Mehdi, meilleur ami du premier et bientôt petit ami de la seconde. Enfants d’ouvriers de Lacombe, ils ont sur les épaules le poids des espoirs de leurs parents, qui ont trimé toute leur vie afin de construire, pour leur progéniture, une place au soleil. Fiertés de leur père, Thomas et Louise étudient à l’université ; Mehdi, lui, vivote de jobs saisonniers : Lacombe les nuits d’été, tourisme alpin les jours d’hiver.

Mais Thomas rate ses études. C’est, pour lui, un retour honteux à la case départ. Un échec qu’il cache de peur de décevoir ses parents. Durant l’été, il rejoint Mehdi dans l’usine Lacombe. Intérimaire, travail de nuit ; tout ce que son père ne voulait pas pour lui. Il découvre alors le monde nocturne des ouvriers frontaliers : odeurs – « fer brûlé et plastique fondu » –, gestes répétitifs, monotonie. Un monde où la couleur du polo est synonyme de grade hiérarchique. Où le job de l’ouvrier – désormais « opérateur » – se résume à regarder travailler Miranda, la machine, et à la remettre en marche lorsqu’elle tombe en panne. En quelques mots, il découvre l’aliénation du travail, l’abrutissement, la fatigue corporelle, le silence étourdissant des nuits ouvrières, et le mépris des mieux placés. « L’usine, c’est le monde en plus con[1] », dit l’auteur lui-même.

Il aura fallu tout le talent de Flahaut pour représenter cet univers, dans une langue sobre et remplie de tensions – langue « bourgeoise » agrémentée de punchlines rap. L’auteur dresse ainsi le portrait juste et touchant d’une génération remplie d’incertitudes, arrivée à la fin de l’adolescence, et devant se positionner, à l’ère du no future, vis-à-vis de l’héritage parental. Un âge rempli de doutes et d’inquiétudes, d’errances et de fuites. Le trio traverse les nuits, déambule, à tâtons. Mouvement incessant, mais souvent circulaire : travailler, faire la fête, s’épuiser. S’échapper parfois, se heurter aux murs souvent.

L’auteur – qui met beaucoup de sa propre histoire dans ce texte – ne domine pas son sujet : il tente de l’incarner, de rendre en mots une réalité. Il parle d’un univers qu’il a lui-même connu et dont il est sorti, sans arborer le mépris si classique des affranchis vis-à-vis des restés sur place. Un coup de maître : le lecteur, le temps d’un roman, s’engage dans la nuit. Perdu dans une obscurité qui – à l’inverse des nuits d’été – semble bien partie pour durer, il rejoint la foule innombrable des noctambules, des oubliés du progrès.

 

Thomas Flahaut, Les nuits d’été, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020, 219 pages, 30 CHF.

 

[1] Flahaut Thomas (propos recueilli par Nicolas Julliard, le 24.08.2020), « Entretien avec Thomas Flahaut, auteur du roman Les Nuits d’été », QWERTZ, https://www.rts.ch/play/radio/qwertz/audio/entretien-avec-thomas-flahaut-auteur-du-roman-les-nuits-dete?id=11551293, consulté le 25.09.20.

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