Quelle étrange couverture que celle de tout tient tout, le dernier recueil d’Isabelle Sbrissa paru chez Héros-Limite. Des mots à l’horizontale puis à la verticale. Le même contenu – titre, autrice, éditeur – agencé différemment change du tout au tout. Il suffit de modifier le sens des mots pour modifier leur sens. Écrivez bien sagement de gauche à droite et vous aurez une page de titre tout ce qu’il y a de plus commune. Optez plutôt pour le haut et le bas et saluez Apollinaire au passage. Car oui, immédiatement, on pense à Il pleut, on voit la verticalité des filets d’eau et on comprend que les mots compteront autant pour ce qu’ils montrent que pour ce qu’ils disent.
Cette matérialité du langage, Isabelle Sbrissa la travaille depuis longtemps. Dans Produits dérivés (Le Miel de l’Ours, 2016), elle s’essayait à la combinatoire, partant d’une matière verbale toujours identique mais réarrangée poème après poème, éclatant les lettres sur la page comme pour indiquer qu’un mot n’est jamais figé, qu’il est toujours susceptible de se métamorphoser et de se reformuler en une infinité de formes et de significations.
Dé-limiter le langage, tel est encore l’objectif de ce nouveau recueil – tout tient tout – qui ne contient ni ponctuation, ni majuscules. Aucune hiérarchie. Pas de sujet à souligner en jaune, de verbe à entourer en rouge et de COD à ne pas confondre avec un COI. tout tient tout : le titre-palindrome indique bien que deux mots identiques en apparence ne le sont jamais vraiment. Ils évoluent sans ferme identité.
Le recueil d’Isabelle Sbrissa oscille entre deux formes, deux mises en page luttant chacune à sa manière contre l’immobilité de la langue. Il y a d’abord ces poèmes très incisifs au vers très courts, alignés à gauche, qui hachent la langue, découpent les mots en deux, en trois, en quatre et parfois même en cinq. Si le tempo de la phrase disparaît, c’est pour mieux mettre en évidence celui des mots et des lettres, pour nous rappeler que dans connaître il y a naître, que dans vide il y a vie et qu’on entend mot dans mauvais.
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ler j’apprends
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Apprendre à déparler donc. Déconstruire la langue et surtout échapper au simulacre du mot unique, échapper à l’idée qu’il existe une écriture valable (et une seule). Tout le travail poétique d’Isabelle Sbrissa consiste ainsi à retrouver le mouvement de la langue en refusant une image sclérosée de la « littérature ». Elle n’hésite pas à en exploser le signifiant à plusieurs reprises (li/terra/ture ; li/terrature ; littéra/ture ; l/ittérature), dans une recherche de ce qu’on pourrait appeler – après Deleuze – l’anexactitude et qui n’est pas sans rappeler le Lits et ratures de Francis Picabia en couverture de la revue dadaïste dirigée par André Breton.
Ce dispositif fonctionne comme une énorme pelote qu’on déroule page après page, une boule de langue à ma mesure j’imagine un morceau embrassant des monceaux de matières longuement en la langue qui lance le fil sans rompre le souffle d’un tout relie l’épars recouvre l’entier du devenir boule de langage. Chaque mot dépend aussi bien de ce qui vient avant que de ce qui suit. Chaque mot est ce tient entre deux tout qui le nourrissent. À chaque vers, tout est remis en jeu ; ni la forme, ni le sens ne se stabilisent, forçant Isabelle Sbrissa à progresser à tâtons.
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Mais tout tient tout n’est pas qu’une affaire de mots. Leur matérialité invite à les concevoir comme des choses du monde, du vivant à l’état brut. C’est ce que rappelle le second dispositif formel du recueil qui consiste en de petits îlots de mots, des morceaux continus alignés au centre de la page mais d’un alignement hésitant. Isabelle Sbrissa y appréhende le poème comme un lieu physique : voici un mètre carré de poème formé de quatre branches de sapin friables limites de forêt pour une surface de langue qui sans elles n’est pas hors du poème. Tout tient tout, dans le monde comme dans la langue, et le poème en constitue l’entre-deux.
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Ainsi, tout ce qui appartient à la langue appartient également au monde : je reviens au-delà de la neige mène à la ferme le chien court dans mon poème vient le souvenu au bout du vu un bout de langue. Le chien court aussi bien à la ferme que dans le poème. « le chien » est aussi ambigu que le reste du recueil, lui aussi tenu entre les deux tout des mots et des choses.
Navigant entre poèmes éclatés et poèmes isolés – en îlots, du latin isola –, le dernier recueil d’Isabelle Sbrissa offre à ses lecteurs et lectrices une plongée d’une rare intensité dans la multiplicité et le mouvement inhérents au langage, qu’on a trop souvent tendance à gommer pour privilégier l’unique, le clair, le précis, que la poétesse appréhende comme autant de limites à outrepasser. En plus d’échapper constamment à qui tente de les maîtriser, les mots ne suffisent pas – rien ne commence tout à fait et ne finit du tout dans la langue –, il leur faut le monde. tout tient tout résonne comme une invitation à refaire du langage un vivant, grâce à une poésie qui dissout la langue, mais aussi à rechercher la joie d’une langue hors de la langue « officielle », car une langue qui ne parle rien cause pour le plaisir des oreilles et du ventre.
Isabelle Sbrissa, tout tient tout, Genève, Héros-Limite, 2021, 80 pages, 19.60 CHF / 14 €.