Deux regards sur l’Histoire d’un soulèvement de Laurence Boissier

Un long dimanche de randonnée 

Par Nicolas Mauron


Dans son nouveau roman, Histoire d’un soulèvement, Laurence Boissier narre une randonnée de neuf jours, pendant laquelle un groupe hétéroclite traverse les Alpes. La bande se compose, outre Laurence, l’alter ego de l’autrice, d’un guide, d’un couple, de deux hommes et d’une femme. Cette aventure sera l’occasion pour Hugh, le guide, de raconter l’histoire de la naissance des Alpes et de la formation de la vie sur Terre, des premières ères préhistoriques à la naissance de l’homme. Nous suivons ces sept personnes selon le point de vue de Laurence, dont nous lisons le journal de bord. Cette dernière, néophyte dans l’art de la randonnée, s’est clairement fourvoyée en s’inscrivant dans un trek bien trop difficile pour elle. Et pourtant, elle s’accroche et, de jour en jour, parvient, non sans mal, à suivre le rythme imposé par le groupe. 

Laurence Boissier mêle trois intrigues : l’histoire de la création du monde par Hugh, les aventures du groupe de randonnée et ses propres souvenirs d’enfance – mais sans qu’une seule ne soit réellement intéressante ni aboutie ! Elle se propose de nous raconter l’Histoire d’un soulèvement, mais, paradoxalement, son roman est d’une platitude rarement atteinte. Heureusement, il se lit vite, le temps d’un dimanche pluvieux. En effet, le style est suffisamment pauvre pour ne pas entraver la lecture et les quelques 240 pages aérées proposées par l’éditeur ne nous résistent pas longtemps. Et pourtant… durant la journée où j’ai lu l’intégralité du roman, le temps s’est dilaté, s’est prolongé infiniment, l’ennui se saisissait de moi et mon cœur me suppliait d’arrêter. 

J’ai résisté à la farouche envie de fermer définitivement ce roman avant de le terminer pour une seule raison. Laurence Boissier nous propose l’histoire d’une randonnée. Or, je sais d’expérience que, pendant une randonnée, on peut souffrir physiquement, on peut s’ennuyer parfois, on peut regretter d’avoir commencé, on peut vouloir tout plaquer et retourner siroter un thé (ou autre selon votre bon vouloir) au chalet ; mais je sais également qu’on finit toujours par être récompensé pour nos efforts. Ô ce moment de grâce où, essoufflés et transpirants, nous posons notre sac qui nous scie les épaules, nous respirons enfin l’air pur et nous contemplons un splendide paysage qui s’étire à perte de vue ! Logiquement, je m’attendais donc à un final en apothéose pour ce roman mais grand mal m’en a pris. Ce livre est une randonnée qui aboutit dans une zone HLM décevante ; c’est recevoir un Coca-Cola tiède, un jour de canicule, sur une terrasse grise, au bord d’une grande route, et sans gaz (le Coca, pas la route). Durant la lecture du roman je me suis transformé en un Sisyphe moderne, mais j’interdis à quiconque de m’imaginer heureux ! 

Avant de rédiger cette chronique, je me suis intéressé à ce que d’autres lecteurs avaient pensé du roman. Quelle ne fut pas surprise de ne voir que des critiques positives, voire élogieuses ! Précisons tout de même que la plupart de celles que j’ai lues sont compilées sur le site internet de la maison d’édition, cela m’étonnerait que celle que je suis en train de rédiger y figurera un jour ! Toujours est-il que je me suis remis en question : suis-je passé complètement à côté du roman ? Que n’ai-je pas compris qui semble si évident et plaisant aux autres ? Ma critique est-elle injuste ? Est-ce juste du bashing gratuit ? Suis-je comparable à un Beigbeder qui s’acharne sur le premier livre de Léna Situations  dans le Figaro ? Pour éviter qu’on me prenne pour un étudiant prématurément aigri, laissez-moi rappeler qu’il s’agit ici de mon avis subjectif qui résulte sans doute en partie de ma déception, ayant beaucoup apprécié Rentrée des classes, le premier roman de l’autrice. 

Vous aurez compris que je ne conseille pas la lecture de ce livre. Laissez-moi donc vous offrir des raisons de ne pas le lire. Le style m’a semblé banal, simpliste et ennuyeux. Je n’ai pas saisi l’intérêt de nous raconter ces histoires (ce n’est pas que l’histoire de la création des Alpes ne m’intéresse pas, mais je n’ai pas envie que l’on m’impose ces leçons magistrales au milieu d’un roman), les dialogues sonnent faux et sont d’une banalité à peine supportable, les quelques tentatives d’humour tombent à l’eau et les efforts d’autodérision de l’autrice, qui auraient pu me plaire, sont criblés de lieux communs (« j’ai sûrement autant de charme qu’un poisson hors de l’eau », « Au début c’était pour échapper au statut de plante d’appartement », etc.). A vrai dire, le livre est parvenu à m’arracher un sourire lorsque Laurence, qui parle du roman qu’elle écrit lors de la randonnée (celui que nous lisons donc), s’exclame : « Mais, il faut bien que quelque chose se passe, dans mon bouquin ! » Quelle douce ironie ! Les seuls personnages qui amènent un peu de fraîcheur au tableau sont trois chasseurs que nous rencontrons lors d’une des dernières journées de randonnée, mais qui ne restent qu’une petite dizaine de pages… Même l’ennui d’un confinement et des longues soirées d’hiver ne justifient pas la lecture de ce roman. 


La Suisse insoumise

Par Thomas Hunkeler


« Rasez les Alpes pour qu’on voie la mer ! » Lancé à la fin des années 1970 par une jeunesse suisse fatiguée des mythes et lieux de mémoire ancestraux, le slogan a depuis pris quelques rides. Car sous l’influence conjointe de l’écologie et du culte d’Instagram, la jeune génération redécouvre depuis plusieurs années les plaisirs d’antan comme la randonnée en montagne, avec bien sûr désormais un équipement ultra-performant, des repas lyophilisés et le GPS outdoor à écran tactile. Un retour à la nature en version 2.0 dont l’écrivaine genevoise Laurence Boissier retrace l’expérience avec une ironie mordante et jubilatoire. 

Mais quelle mouche l’a donc piquée ? Sur un coup de tête qui ressemble à un coup de gueule, Laurence s’est inscrite à une randonnée de groupe pendant neuf jours en haute montagne, sans aucune expérience préalable. « Sur l’Alpe, mon statut équivaut à celui d’un animal domestique. On me monte pour ne pas me laisser seule à la maison. J’ai essayé la balade en raquettes. Trop vite, j’ai le souffle court, le nez qui coule et je ne fais plus qu’attendre le prochain vin chaud. » Mais lorsque son mari lui signale qu’elle n’est plus obligée de l’accompagner, lui et les enfants, en séjour de neige, et qu’elle peut aussi bien rester à la maison, son sang ne fait qu’un tour : « En quelques mots, je me suis vue rétrogradée du statut d’animal domestique à celui de plante d’intérieur. Et ça, ça m’a fait réagir. » Le type de randonnée choisie s’avérera cependant particulièrement éprouvant. Sur une échelle allant de la promenade en faible pente, maîtrisable en baskets, jusqu’à l’itinéraire alpin ardu entre terrains d’éboulis et glaciers, la randonnée à laquelle Laurence s’est inscrite relèverait, de l’avis des autres membres du groupe, d’un quatre plutôt que du trois annoncé. « Pour toi il aurait fallu une deux. – Une un ou une deux, confirme Magali, pas beaucoup plus. »

Dès le premier jour, l’expérience de Laurence prend des allures de parcours du combattant, ou plutôt de chemin de croix. Car tandis que les randonneurs les plus expérimentés du groupe se délectent de la vue à couper le souffle, Laurence, quant à elle, peine à gober l’air durant la montée. Et lorsque Martin, en bon samaritain, finit par lui prendre son sac à dos pour la soulager, il ne tardera pas à se tordre la cheville, de sorte qu’un hélicoptère de secours devra l’évacuer – et Laurence sera bien obligée de reprendre son sac. Le soir, au refuge pourvu de WC chimiques à l’extérieur, le plaisir continue : on fait la queue pour prendre sa douche. « Je m’essuie avec ma nouvelle serviette à séchage ultra-rapide. Son fonctionnement est archi-simple, elle refuse de s’imbiber de la moindre goutte d’eau. » Mais lorsque notre randonneuse novice tente à plusieurs reprises de convaincre le guide de la laisser abandonner le tour, ce dernier fait la sourde oreille et préfère évoquer l’histoire géologique, non des Alpes mais de la chaîne hercynienne qui constitue le socle sur lequel les Alpes s’élèveront bien plus tard.

En tissant ainsi dans son récit l’histoire du soulèvement géologique des Alpes et celui d’une expérience de randonnée, qui au quatrième jour connaît aussi un soulèvement – aussi vain que passager – de la part de Laurence contre le guide, l’autrice s’amuse à dresser non seulement un portrait au vitriol des comportements d’un groupe social en quête de sentiments forts, mais aussi une méditation en fin de compte assez tendre sur la place de l’humain à l’échelle de la géologie. Car si ses frères et sœurs de cordée ont chacun ses faiblesses trop humaines, comme Bernard l’amateur de plantes, Thierry le Don Juan de service ou encore Magali en petite niaise qui s’avère finalement assez perspicace, tous les personnages sont touchants à leur façon, une fois qu’on a fait leur connaissance. Même Laurence, cet alter ego de l’écrivaine qui n’hésite pas à se dépeindre sous un jour assez ridicule, avec cependant un sens de l’humour et de l’autodérision qui la rend dès le début fort sympathique, ne pourra se dérober au charme discret et imperturbable du guide Hugh. Ce dernier nous fait traverser l’évolution de la terre en autant de leçons d’une sécheresse scientifique qui serait peut-être insupportable si elle n’était pas mâtinée d’un sens de l’absurde grandiose. Et peu à peu, l’infiniment grand et le minuscule, le sublime et le grotesque s’interpénètrent dans l’esprit des participants. « Nous ne sommes personne. Nous sommes l’œuf du possible. Nous nidifions dans le ventre de Magali. Nous nous dirigeons vers la matrice. De zygote nous devenons embryon. Nous nous séparons en deux cellules filles, puis en quatre, puis en huit. Elles ont la capacité de tout devenir. De l’os, du muscle, du duvet, pour le moment elles n’ont pas à choisir. Elles sont totipotentes. »

Avec Histoire d’un soulèvement, qui mêle d’une façon originale autofiction et journal de voyage, Laurence Boissier s’inscrit avec talent dans un courant littéraire où la tendance à l’introspection (dont on fait volontiers, depuis Rousseau, l’une des constantes de la littérature en Suisse romande) se combine à l’exploration de lieux qui le plus souvent échappent au domaine de la littérature de voyage, que ce soit en raison de leur proximité ou de leur caractère quotidien, voire banal. On notera en tout cas qu’il y a une ressemblance thématique étonnante entre le récit de Boissier et un ouvrage récent comme Neiges intérieures d’Anne-Sophie Subilia (Zoé, 2020), qui raconte lui aussi, sous la forme d’un journal de voyage, une excursion en bateau par un groupe de quatre architectes paysagistes vers les mers du cercle polaire. Si le style minimaliste de Subilia est à l’image des régions du Grand Nord, tout en blanc et gris et sans touche d’humour, les rapports humains entre les membres du groupe, exacerbés par le confinement sur un voilier long de seulement seize mètres, sont ici également au centre du texte et font apparaître une narratrice cynique constamment aux prises avec elle-même et les autres. On peut enfin évoquer le récit du voyage autour du monde entrepris par la journaliste lausannoise Rinny Gremaud dans Un monde en toc (Seuil, 2018) pour rendre visite aux plus grands malls commerciaux de la planète, qui accorde lui aussi une large place à l’introspection d’une narratrice guère tendre avec elle-même. Trois voix de femmes, trois façons de revisiter le récit de voyage sans céder à ce que le genre peut avoir de facile et de convenu. 


 

Laurence Boissier, Histoire d’un soulèvement, art & fiction, Lausanne et Genève, 2020, 240p., 14 €

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