« Dans la ville provisoire » de Bruno Pellegrino en deux critiques

Symphonie aquatique


« L’eau donnait au silence une texture particulière » : c’est avec ses propres mots que la dernière œuvre de Bruno Pellegrino est la mieux décrite. Dans la ville provisoire se présente comme un roman, mais évoque en réalité un grand poème en prose dans lequel les mots dansent, chantent et s’entremêlent dans un véritable ballet aquatique. 

L’œuvre raconte l’histoire d’un homme dont on ne sait rien, pas même son nom, et de son séjour dans une ville insulaire, rongée par la marée et tout aussi anonyme que lui. Pas une seule ligne de dialogue, pas un seul personnage qui soit décrit au-delà de ses contours brumeux : de simples silhouettes floues, comme vaguement perçues derrière un mur d’eau. Cette étrange absence de tout lexique onomastique contribue largement à la création d’une atmosphère unique accompagnant le lecteur de la première à la dernière ligne de l’ouvrage. 

Chargé d’inventorier les documents d’une traductrice de renom, le jeune homme, en explorant sa dernière demeure désormais laissée à l’abandon, retrace ses pas, ses souvenirs, ses réflexions au gré d’une multitude d’objets appartenant à son ancien quotidien. Ainsi, une boîte de thé, un ticket de supermarché ou une robe à sequins constituent-ils pour lui autant de pages d’un grand mémento, celui de la vie d’une femme qu’il n’a jamais rencontrée autrement que par les traces de son passé.  

La trame narrative et les évènements, sporadiques, qui prennent place tout au long de Dans la ville provisoire n’ont en eux-mêmes que peu d’intérêt. De fait, ils ne sont que des prétextes pour son auteur, servant à laisser libre cours à sa prose enchanteresse, harmonieuse et délicieusement apte à créer de toutes pièces une ambiance féérique autour du thème de l’eau. Puisque c’est bien l’eau qui confère à ce roman tout son charme et son caractère, entité vivante se faisant tantôt menaçante et oppressante, tantôt page blanche sur laquelle file une plume gracieuse transportant le lecteur dans un voyage intense et mémorable au fil de ses arabesques. Qu’il s’agisse du mouvement de gouttelettes de pluie sur une vitre, d’un éclairage à néons au fond d’une piscine ou des remous du rio qui borde la résidence du narrateur, Pellegrino parvient à nous immerger dans ce qui n’est ni plus ni moins qu’une synesthésie filée sur plus de 120 pages. 

Remarquable de créativité et de puissance immersive dans ses métaphores, Dans la ville provisoire constitue un séjour loin de tout, isolé par les flots dans une cité nébuleuse recélant en son sein autant de saleté et d’hostilité que de poésie pure et cristalline. Un séjour dans la mémoire d’une autre. Un séjour introspectif. Un séjour où l’eau a tant à dire.    

Loïc Torri


Lente plongée dans la ville provisoire


« Étrange » et « énigmatique » sont les mots qui viennent à l’esprit lorsqu’on referme le dernier roman de Bruno Pellegrino. On y suit le voyage d’un jeune diplômé fraîchement engagé pour inventorier les écrits d’une traductrice disparue. Son périple l’emmènera dans une ville étrange, cernée par les eaux. Le narrateur ne donne ni son nom, ni celui des autres protagonistes. Il ne nomme aucun lieu. Chez Bruno Pellegrino, les personnages et l’intrigue semblent presque insaisissables, indéterminés par leur manque de substance vitale, de références qu’on puisse partager. La figure de l’étudiant qui découvre la vie par le voyage est éculée et le métier de traducteur renvoie à celles et ceux qui agissent dans l’ombre sans jamais être reconnus, puis disparaissent dans l’indifférence. On pourrait croire à une manigance de l’Oulipo dopée au Nouveau Roman, et la démarche incite à se demander ce qu’il est nécessaire de connaître pour parvenir à s’intéresser à une fiction.

Cette frustration force le lecteur à se rattacher à l’univers étonnant déployé par l’auteur :  une « sans-toute-dystopie », un monde où l’eau omniprésente menace de ses crues une civilisation moderne incapable de dominer la nature. Tout ce que l’humain a su créer de ses mains ne serait finalement que provisoire face à ce qui existait avant lui et qui peut reprendre ses droits à tout moment. Est-ce de la science-fiction apocalyptique, ou cela survient-il aujourd’hui, dans notre propre réalité ? On pourrait fort bien identifier les scènes décrites par Bruno Pellegrino à l’une de nos mégapoles contemporaines, mais ce pourrait aussi être ailleurs. Rien ne nous est précisé, le décor est seulement esquissé. Le projet littéraire est intéressant et son exécution est bien menée : l’auteur s’attèle à tisser une sorte de carnet de voyage composé d’images agréables à imaginer, belles et calmes tout en demeurant constamment inquiétantes. Sur la durée, l’impression laissée est moins convaincante. Le roman a beau être court, il semble par moments interminable. On oserait dire abyssal. Les décors existent sans que l’intrigue ne parvienne à les remplir et on éprouve parfois l’impression de lire un Jules Verne moderne auquel on aurait retranché les passages d’action pour ne laisser que les belles descriptions. On aurait plutôt tenté l’inverse.

Sébastien Chardonnens


Bruno Pellegrino, Dans la ville provisoire, Genève, Zoé, 2021, 126 p.

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