Sous la plume ardente d’Elisa Shua Dusapin, la maison familiale de deux sœurs se transforme en une sphère de choc des intériorités. Son quatrième roman, Le vieil incendie, publié aux Editions Zoé, réunit les deux femmes après la mort de leur père.
Les pierres de la maison d’enfance doivent être récupérées afin de restaurer un vieux pigeonnier détruit longtemps auparavant par les flammes d’un incendie. Dans leur rencontre, la communication entre Agathe, l’aînée, scénariste désorientée, et Vera, la cadette aphasique, est au cœur de leur relation.
Tu es scénariste, incapable d’écrire à ta sœur.
Tout a l’air d’être évident pour Véra. Elle reste fidèle à elle-même.
Ce vertige lui laisse un goût doux-amer, mélange d’amour sororal et de perte de dépendance, pourtant recherchée. Les succès et les échecs des contacts plongent Agathe, et le lectorat avec elle, dans une introspection qui entremêle les inquiétudes du présent aux événements et ressentis du passé dans une toile d’affects délicate et ciselée. Comme pour le processus de nettoyage de la maison familiale, le décapage des relations entre les deux sœurs révèle les fondamentaux de leur lien.
Les tournesols se déposent sur le sol en révélant des câbles entre les briques, un système nerveux à vif.
Les deux sœurs sont des flammes, et leur relation un pan de papier peint qui brûle et en révèle les fondements.
Léger bémol de l’ouvrage d’Elisa Shua Dusapin : une structure de récit par endroits trop attendue. Le retour au lieu familial, les retrouvailles avec ses proches, un ami ou amour d’enfance qui ressurgit lors d’un moment de doute, l’émergence des émotions et frustrations passées, la panne d’inspiration dans un métier de création bornent l’histoire dans des méandres connus. Heureusement, l’autrice parvient à en limiter le poids. Deux éléments structurels apportent une saveur intense au récit. L’aphasie de Véra irise les échanges entre les deux sœurs en faisant varier leur tonalité de catégorique à poétique. Les événements amoureux dans la vie d’Agathe renforcent également la singularité du récit, événements qu’on laissera le lectorat découvrir par lui-même.
Pour autant, nous ne pouvons pas sacrifier à la fiction la complexité du réel.
Au contraire, elle nous prouve que l’on peut faire offrande de la complexité du réel à la fiction. Ne pas simplifier les émotions pour faire avancer le récit, mais leur accorder le rôle principal pour écrire un texte qui suit le rythme de l’être affectif. D’ailleurs, comment ne pas penser au parcours de vie de l’autrice en lisant son roman ? Le personnage principal a dû quitter sa famille et partir aux États-Unis pour poursuivre son rêve de scénariste, tout comme Elisa Shua Dusapin a vécu six mois à New York grâce à une bourse culturelle. Ce roman sur le retour aux sources, sur les retrouvailles, sur la culpabilité face aux personnes qui n’ont pas pris la décision de tout abandonner pour suivre une destinée nous fait nous interroger sur l’idée que peut-être l’autrice, comme sa narratrice, « imagine les oiseaux qui n’ont pas pu s’envoler ».
Quoi qu’il en soit, Elisa Shua Dusapin parvient à mettre en texte une écriture dans l’écriture, à poser à Agathe des questions essentielles sur la narration d’une histoire sensible. Elle fait ainsi ressentir au lectorat son intention et ses défis, qu’elle relève avec brio :
L’enjeu repose sur la création d’une émotion sans pathos.
Elisa Shua Dusapin, Le vieil incendie, Genève, Éditions Zoé, août 2023, 144 pages, 23 CHF.