La mort et ceux qui restent. Ceux-ci, que deviennent-ils ? Ils traversent l’angoisse, les souvenirs, la colère, la culpabilité. Ils vident les affaires de celui qui a été, ils tentent d’oublier, ils s’imaginent ce que la vie aurait été si… Ces étapes du deuil apparaissent, disparaissent, reviennent encore et laissent une trace à tout jamais dans Greg ou rien.
C’est ce chemin sinueux d’une nuit sans lune que Guillaume Favre décrit dans Greg ou rien. Sa nuit sans lune à lui a eu lieu en octobre 2016, quand son frère Grégoire, rongé par des troubles psychiques et par la souffrance laissée par le décès de leur mère, s’est donné la mort en montagne. Restent à Guillaume un mot, le choc, le chagrin et l’inspiration de publier, sept ans plus tard, Greg ou rien.
De quoi s’agit-il ? Peut-être du journal intime de Guillaume dans lequel on apprend à connaître son frère… mais si peu. Ronron de l’enfance / et pataquès de ta death / j’en ai trop dit / ou pas assez / ai-je vraiment parlé de toi ? Sûrement un hommage à celui qui a laissé l’infini de son absence. Certainement un recueil poétique divisé en trois temps qui jouent, chacun à sa façon, sur le rythme, la disposition des mots, la compilation. Sans doute un chant qui fait retentir Brel, Noir Désir et David Bowie, en souvenir d’un frère passionné de musique. Ou un polar-poème, comme l’auteur aime le nommer. Greg ou rien, c’est surtout une œuvre inclassable qui mélange les genres, les registres et les formes pour créer une langue libre.
Pour Guillaume Favre, compilation n’est pas synonyme de confusion. Car malgré cette mosaïque de codes littéraires, certains thèmes rythment les cent-cinquante-cinq pages de Greg ou rien : la mort, la souffrance, les souvenirs, les « et si j’avais », l’amour qui continue malgré tout… la vie qui continue malgré tout.
Il y a quelque chose d’insupportable à reprendre la vie telle qu’elle était avant. Il faudrait se tatouer le mot mortsur le front, se raser le crâne, prendre ou perdre cent kilos, se teindre les cheveux en vert. Eh bien non, travail, famille, quotidien, tout continue comme si de rien n’était.
Car malgré cet enchevêtrement créatif, une temporalité est présente. Guillaume Favre conte la disparition durant cette nuit sans lune, les obligations et les « trois mois, un an, deux ans plus tard », puis l’infini après. Pas de happy end / ni même de fin / à ce recueil de toi. L’auteur manie prodigieusement une langue contemporaine qui, en plus de jouer des figures de style, met une emphase, une mélodie particulière sur les mots solitaires.
aujourd’hui on ne dit plus « mec »
on dit
gars
gros
frère
Greg ou rien est aussi un voyage physique où l’embarquement a lieu à droite ou à gauche de la page sans jamais mentionner la destination finale. Les espaces donnent au texte ses silences, les blocs sa rapidité, les blancs ses non-dits. Les lecteurs traversent des pages qui se suivent mais ne se ressemblent pas et adaptent leur vitesse en fonction. Avec sa plume en guise de volant, Guillaume Favre conduit ses lecteurs à travers son histoire avec, comme musique de fond, les mots de Greg, les mots de « ceux qui restent », des messages, des listes, du Barthes, du Deleuze, du Baudelaire, du Depeche Mode, des comptines… Se crée alors un concert polyphonique où les lecteurs n’ont qu’à ouvrir l’oreille pour entendre toutes les palpitations, les battements, les mélodies qui se joignent en chœur pour bercer un cœur en deuil.
Le poète et romancier Guillaume Favre, déjà connu de ses lecteurs grâce aux ouvrages Les choses qui sauvent, Sans mythologie et Presque vivants, offre avec Greg ou rien, une louange qui, sans entrer dans le pathos, met des mots sur le douloureux retentissement des nuits sans lune.
Guillaume Favre, Greg ou rien, Genève, Cousu Mouche, 2023, 155 pages, 20 CHF.