Malaise. Voilà le sentiment qui accompagne la lecture du nouveau livre de Mélanie Richoz. Il regorge de violences. Plongé presque malgré nous dans le quotidien d’Albina, une mère aimante, mais battue, vendue, violée, souillée, exploitée comme femme-objet dont les émotions et les sentiments sont décrits avec acuité par l’écrivaine.
Les références contextuelles à la Suisse ancrent la narration dans le réel et l’installent dans notre imaginaire, rendant la lecture plus proche, et donc plus ardue. Le style d’écriture embarque la lectrice avec elle. Les mots ricochent, sautent, volent en éclat et font ressentir la violence, de manière efficace. Les retours à la ligne sont saccadés, la lecture, dans les pires moments connus par l’héroïne, devient sèche, presque abrupte. C’est comme si l’écriture, devenue prosodie, était un souffle, haché et empêché, restreint et proche de l’évanouissement, de la mort.
L’eau brûlante qui jaillit contre les parois en inox recouvre les bruits alentours, les propos envenimés, l’agitation, la peur et apaise Albina.
Sa respiration ralentit,
elle continue machinalement à agir, immerge la marmite dans l’évier lorsque son front choque violemment le placard.
Elle vient de recevoir un coup sur l’arrière du crâne.
Un coup qui a propulsé sa tête vers l’avant.
Sa
tête
qui
a
ricoché.
Qui sonne.
Afin de court-circuiter la douleur, Albina plonge ses deux mains dans l’eau, l’eau qui la brûle… Elle résiste. Se fige. Serre la mâchoire et ferme les yeux jusqu’à ce que l’haleine chargée de son mari s’évanouisse.
Les réalités auxquelles Albina est confrontée tous les jours sous le joug de son mari se dévoilent impudiquement. Le mot « violence », omniprésent, résonne, claque. Il est prononcé dans une langue nouvelle pour Albina. En français, ce mot est doux à ses oreilles, comme un vent frais, chargé de liberté. Ce n’est que plus tard qu’elle comprendra son vrai sens, que la réalité la rattrapera, la frappera. Accompagnant cet apprentissage du sens, les lectrices sont embarquées, ballotées, emportées, jusqu’à la nausée quelquefois. A la fois spectatrices et victimes, elles ne sont pas épargnées. Les mots décrivent habilement les maux d’Albina. Parfois, cet amour et sa résilience inondent les pages du livre de leur intensité. L’écriture devient plus légère, occultant presque la gravité et l’agressivité des évènements.
Sous une lune blanche et ronde, ils regagnent
la berge.
Le flot de l’eau,
le coassement des grenouilles,
la respiration des enfants enfin endormis
bercent Albina
et dilatent l’espace.
Durant quelques heures, elle réussit à trouver
le sommeil. Un sommeil qui sent la résine et les aiguilles de pin mouillées.
Albina se raccroche à Dieu, aux sonorités du monde, aux odeurs et aux fleurs, mais souvent la peur, les harcèlements, la violence la rattrapent. L’autrice assène les phrases comme des coups de poing, des coups de poignards, des coups de pistolet mais aussi, dans ce monde noir, comme des coups de cœur. La beauté surgit quelquefois au fil de la lecture, même si elle n’éclipse pas la violence de la trame.
Lisez ce livre vite. Le plus vite possible. Afin que l’expérience soit supportable. L’on ne ressort pas indemne d’un tel ouvrage. Les larmes pourront poindre et la gorge se nouer à la lecture des déchainements de colère et de violence. Cette émotion semble cependant utile, presque nécessaire. Elle sert le combat de l’autrice, qui écrit pour toutes les victimes de violences conjugales, comme une catharsis. La souffrance de tous est passée en revue, des enfants, des femmes, de la famille élargie, des amis et amies. Cette souffrance est ici révélée, crument. Nani la fait voir, sentir et ressentir, avec subtilité et profondeur. Mélanie Richoz décrit le mal – pour que ce mal cesse.
Mélanie Richoz, Nani, Genève, Éditions Slatkine, 2023, 174 pages, 28 CHF.
Crédits de l’image : https://www.lereflet.qc.ca/9-ans-de-violence-temoignage-dune-victime-de-violence-conjugale/