L’amnésie n’est plus un refuge

La littérature se donne souvent le but, très noble, de lutter contre l’oubli, de servir de mémoire collective, notamment lors d’événements tragiques. Deux écueils viennent fréquemment compliquer cette démarche ardue. Quand l’auteur.trice n’a pas vécu en personne ces épisodes douloureux mais doit tenter d’en dresser un portrait cohérent et immersif, ou encore lorsque les faits ne sont pas connus du public. Pour son troisième roman, Manuela Ackermann-Repond relève ces défis avec brio.

Cueillir les larmes de la montagne a pour toile de fond la guerre verte, des troubles politiques violents en Colombie s’apparentant plus à une guerre civile. Cette dernière voit s’opposer cartels, guérillas, groupes paramilitaires et forces gouvernementales en une lutte sanglante pour le pouvoir. Un cessez-le-feu accepté en 2016 a mis fin à ce conflit larvé de presque soixante ans dans un pays qui commence désormais à se reconstruire. 

Rattachés contre leur gré à ces évènements, les protagonistes du roman se croisent, au gré des pages, entre la Suisse et la Colombie. L’alternance de plusieurs histoires entrecoupées apporte un intérêt continu tout au long du livre. Je me suis ainsi surpris à sauter certaines pages pour reprendre le fil de l’action d’un autre récit qui me semblait plus palpitant.

Des portraits complexes 

Loin des travers manichéens auxquels on s’attend dans ce genre de littérature, l’autrice présente ici des personnages ambigus. Leur comportement surprend et amène une tension supplémentaire. Cette force narrative provient de la richesse des descriptions. Celles-ci témoignent de l’aisance de l’autrice lorsqu’il s’agit de composer des portraits, de lieux comme de gens. Ainsi, en peu de mots, Manuela Ackermann-Repond sait nous plonger dans un quotidien aux contours bien tracés : « Le jour le plus craint des femmes était celui où les commissaires de Bogotá arrivaient en véhicule tout-terrain. La ruée autour d’eux échauffait les esprits tandis qu’ils se permettaient de discuter la qualité des pierres pour en faire baisser la valeur. Parfois, il leur arrivait de dédaigner la marchandise pour monter vers les méandres les plus proches de la mine. Ceux qui avaient la chance de recevoir quelques billets les dépensaient aussitôt en bouteilles et, pour peu qu’elles soient venues avec les commissaires, en filles. En quelques heures, l’argent s’évaporait. »

Une présence indiscrète de la plume

Pourtant, le roman connaît ici une certaine faiblesse. Le procédé descriptif laisse peu de place aux personnages pour s’exprimer. Leurs comportements sont plus analysés qu’observés et l’empreinte de l’autrice pèse trop : « Diana lui confirma qu’elle trouvait ce nom très joli et que sa barque avait bien fière allure. Federico sourit de nouveau, avoua qu’elle mériterait un coup de peinture et quelques rafistolages, mais que c’était le bateau de son père, celui avec lequel il avait tout appris de son métier et que remplacer son moyen de locomotion serait pour lui comme effacer toutes les traces et souvenirs. »

En dépit d’un hasard trop généreux, qui a pu me faire hausser les sourcils lors de certains passages, mes questions ont pu trouver des réponses au sein de l’intrigue habilement tissée. Le choix d’une tonalité sombre donne de la profondeur aux évènements racontés. Cela évite au roman de basculer dans la fadeur d’un drame romantique, une crainte qui m’avait saisi au moment de la lecture de la quatrième de couverture.

L’originalité de Cueillir les larmes de la montagne réside dans l’approche de la psychologie de ses personnages. Évitant avec soin de tomber dans la facilité des biais genrés ou sociaux l’autrice propose une narration débarrassée de stéréotypes. Ackermann-Repond réussit ainsi à construire un roman aux airs innocents à partir d’un cadre historique douloureux. D’un passé effacé surgit alors une quête de réponses exaltante. 


Manuela Ackermann-Repond, Cueillir les larmes de la montagne, Slatkine, 2024, 224 pages, 29 CHF.

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