Ce qu’il reste de tout ça, c’est un roman qui se savoure sans se presser, avec une tasse de café, le premier lundi matin des vacances d’été. Ou un soir, pendant que le ciel devient rose, et que dans la chambre, en haut, les enfants se sont déjà endormis. Il se déguste comme une histoire familiale qu’on s’approprie, comme le récit de souvenirs qui réveillent les nôtres. Il émeut. Il touche au cœur de nous-mêmes, qui est aussi celui de toute vie : lorsqu’un être naît, lie sa vie à celle d’un autre, engendre de nouveaux êtres à son tour puis prend soin de toute sa lignée. Ce qu’il reste de tout ça ne laisse pas indemne mais surtout, surtout, il dépose un sourire sur le visage de son lecteur. Celui qui dit : « Moi aussi, j’ai vécu ça, et c’était beau ». Ou : « Moi aussi, je vivrai ça un jour, et ce sera beau ». Je n’avais pas envie que le livre s’arrête.
Voici ce que c’est, une lignée, et voilà ce que c’est que de se lier. À l’image de deux fils qu’on attache ensemble ; une boucle, et ça continue sans que le nœud se défasse. Et le fil s’allonge, simplement.
Des vies simples racontées avec une langue simple. Le bonheur des petits riens, parce que « lorsque les journées s’achèvent et qu’on ne peut plus rien en faire, il s’agit de récupérer ce qui n’est pas réutilisable ». La beauté d’un lien avec la nature qui n’a pas été perdu. Un humour discret qui réussit à arracher de légers rires. Avec le temps, des fils qui se nouent, des héritages qui se transmettent : une couleur de cheveux, une pâleur de la peau, un caractère, quelques billets durement gagnés, une portion de terre, la tendresse. C’est tout ça, et plus, le livre de Fanny Desarzens. On a lu Ramuz. On a lu de grandes fresques familiales. On a célébré les gens simples issus de communautés rurales. Et pourtant, Fanny Desarzens parvient encore à surprendre. Difficile d’expliquer pourquoi. Dans la langue, quelque chose touche. Dans les gestes des personnages, quelque chose touche également, parle. Dans le rythme, quelque chose heurte. Il suffit de la subtile alchimie du fond et de la forme et ça y est, au creux du ventre du lecteur, quelque chose s’éveille.
Peut-être parce que quelque chose lui ressemble ? Le récit s’ouvre sur la figure de Marianne. Splendide Marianne à laquelle on s’attache dès les premières pages. Solide et fragile face au paysage, à 727 mètres d’altitude, elle est « cette forme stable dans le décor, cet intervalle qui relie tout le reste », le ciel et la terre. Elle est aussi le nœud du roman, la plaque tournante entre tous ses personnages. Elle est la fille, l’épouse, la mère et la grand-mère. Elle est notre mère et notre grand-mère. Marianne grandit à la campagne. Un soir de bal, tandis que sur le ciel, « le jaune s’amoindrissait » et que « ça devenait bleu et un peu violet, plus doux », elle rencontre Adrien, en salopette de travail « parce qu’il ne voulait pas se faire beau parce que de toute façon à quoi ça servait ». Ils tombent amoureux, sentent surtout qu’ils se comprendront. Ils s’installent dans un étroit appartement à Lausanne. Ils élèvent Daniel, puis vient André. Presque comme mon grand-père, Adrien passe toute sa vie à effectuer des livraisons au volant de sa petite voiture rouge, radio enclenchée fort, et alors « il répandait un écho autour de lui sans faire attention, sans faire exprès ». Comme ma mère, Marianne photographie Daniel qui « mange ses premiers spaghettis à la tomate ! ». Et les vies se font, se poursuivent, ressemblent toujours un peu aux nôtres, finalement. Le temps file et Ce qu’il reste de tout ça dessine les existences comme des tableaux, sans clichés, sans larmoiements excessifs, dans une juste sobriété.
Fanny Desarzens se passe de fioritures. Elle va à l’essentiel. Un peu comme le poète Matthieu Corpataux avec Emma au jardin. Et ça marche, parce que souvent, la simplicité seule suffit à dégager des émotions, à éveiller les nôtres. Emma devient notre grand-mère. Marianne aussi. On touche le cœur de la vie en racontant une vie.
Et parmi tout ça il y a cette personne qui est là, tout à la fois vieille et enfant. (p.144)
À la fin, il reste Marianne. Et nos souvenirs. Et une tasse de café vide. Et nos vacances d’été en famille à débuter.
Fanny Desarzens, Ce qu’il reste de tout ça, Genève, Slatkine, 2024, 157 pages, 22 CHF.