J’aime la littérature. Je suis sensible à la nature. J’aime les oiseaux.
Et surtout, je suis ridiculement naïve.
Car en quoi pouvait-on prétendre qu’un ouvrage intitulé Le Cri du geai. Espace sous occupations sensibles, signé d’un anonyme syntagme « La folle Avoine » puisse s’avérer être une poésie bucolique aux élans romantiques tant chéris ?
Oui oui, riez seulement, je ne suis pas susceptible.
Il n’empêche que jusqu’à sa publication en septembre 2024, l’ouvrage laissait effectivement planer un certain mystère : signé d’une inconnue – « La folle Avoine » – et accompagné d’un bref paragraphe de bande-annonce aux accents plus militants que lyriques, certes. Google n’en disait rien de plus.
Une fois l’objet en mains, je comprends bien vite à quoi j’ai à faire, je m’inquiète avec amusement d’avoir été si naïve, et – sans mentir – j’ai un peu peur, peur d’être bousculée : je tiens un modeste ouvrage à la couverture à peine cartonnée et au paratexte des plus éloquents.
Celui-ci paraît en effet chez art&fiction, dans la collection Pacific//Terrain, laquelle embrasse « des narrations documentaires en textes et en images pour cultiver l’hétérogénéité des connaissances, bousculer les genres et décentrer les points de vue ».
Et La folle Avoine est « une entité artistique et sensible qui s’octroie le droit de s’implanter et de croître, malgré les biocides et la pratique de la monoculture. Métamorphe et organique, elle trouve sa force dans sa capacité d’adaptation et de camouflage dans le décor social qui sert de scène à ses œuvres vivantes. Elle crée et elle cherche, voyageant entre les univers, s’inspirant de la diversité que lui permet de découvrir son perpétuel mouvement. […] Parfois, elle n’est qu’un nom à la fin d’un e-mail ou un concept administratif. Le plus souvent, Avoine s’incarne sous l’apparence d’une femme blanche occidentale un peu rebelle, mais bien élevée. On l’appelle également Pauline Ammann. »
Des « documentaires pour cultiver l’hétérogénéité des connaissances », on y croit rapidement. Quant à la promesse de « narrations », on reste à convaincre.
Car ce qui se présente d’emblée à nous c’est :
Du texte en marge – littéralement, typographiquement.
Du texte en gras.
Du texte en majuscule.
Des minuscules étonnantes – « la statue david de pury »
Différentes polices d’écriture, et ce, parfois, au sein d’un même paragraphe – l’éditeur prend d’ailleurs soin de les lister : Stanley, Happy Times, Inter et Inconsolata.
Des citations d’auteurs, penseurs, artistes – Vinciane Despret, Louise Michel, Grace Paley, Walter Benjamin.
Des photos.
Des schémas manuscrits.
Des scans d’arrêtés officiels.
Des restitutions d’échanges numériques – sont-ils fictifs ? on hésite, et tout compte fait, on ne ressent pas le besoin de trancher.
Des pages vides.
Des expériences morphologiques – « Je écris Je observe Je arrose Je artiste Je érige Je police ».
De l’écriture inclusive, parfois.
Du texte en anglais – on veut bien fournir un effort, on est en 2024, quand même.
Du texte en arabe – bon, là, le devoir se corse, il faut reconnaître.
Et puis il y a des formes bien plus délirantes : ce chapitre intitulé « qaywsxedcrfvtgbzhnujmiukolp », ou cette intrigante page 57, habillée comme suit :
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nvbnnllll!àà(觧§§§
Alors on a envie d’abandonner. De se dire que La folle Avoine ne fait rien pour aider notre novicité. Que Madame Avoine est effectivement folle.
Mais s’avouer vaincu est rarement louable. Ou, bien plutôt, on tient à respecter l’artiste. Alors on s’accroche, et on accepte de l’accompagner. Surtout qu’elle s’était souciée de nous dans son adresse liminaire :
« chèr animal huma francophone lettra
(du vieux français : « Cher animal
humain francophone lettré »).
L’ouvrage que vous tenez entre
les mains a été conçu dans un but
expérimental et poétique.
Il n’a pas su être maîtrisé.
Peut-être alors que la page 46
se repliera sur elle-même pour
former un cygne en origami.
Peut-être sera-t-il lu comme
une épopée. Je ne sais pas.
Je vous souhaite, dans tous les cas,
de faire un bon voyage. »
Parce qu’en vérité, c’est justement là tout le mérite de cette « narration documentaire » : recenser le parcours d’un dialogue aussi bien privé (et intime) que public visant à redonner à chacun l’espace social qui lui appartient – l’ouvrage est issu du travail de master en Arts in Public Spheres de La folle Avoine, rédigé à l’École de design du Valais. Proposer des bribes de faits réels, de fiction, de poésie, des images, du vide, un bousculement des formes de communication. Et, de ce fait, créer des ponts vers l’autre, et le sensibiliser à l’harmonie de l’apparente hétérogénéité qui l’environne.
À tel point que ce à quoi l’on reprochait initialement d’être un patchwork de pièces rapportées fonctionne si bien comme un tout que l’on regrette finalement d’avoir l’impression ici de dénaturer l’entreprise de La folle Avoine, en n’en représentant que quelques passages, que quelques pensées.
Ces pensées souvent cyniques, délicieusement sarcastiques, et, que l’on ait l’âme familière des milieux radicaux ou non, gracieusement essentielles – littéralement.
Allez, d’ailleurs, parce que c’est gratuit, une dernière pour la route : « je croise un homme à l’accent portugais qui promène son chien, comme on dit dans le jargon anthropocentré ».
Ah ! qu’il est bon de se sentir bousculé !
La folle Avoine, Le Cri du geai. Espace sous occupations sensibles, art&fiction, Lausanne-Genève, 2024, 124 pages, 24 CHF.