Le siècle des oubliés

Qu’est-ce qui, de la vie banale d’une femme née dans le lointain delta du Danube, mérite un roman ? Et à quoi bon s’intéresser à l’histoire d’un gamin anonyme dans la foule new-yorkaise ? Que nous révèlent ces deux destins de marginaux, anecdotiques dans le cours du monde ? Tout ! Les espoirs, les doutes, les souffrances, les joies, les péchés et les grandeurs, le sordide et le sublime, la haine et l’amour. La vie en somme.

C’est cette grande fresque romanesque que Cătălin Dorian Florescu brosse dans L’Homme qui apporte le bonheur. Publié en 2016 en allemand et salué par la critique, le roman vient d’être traduit en français par Elisabeth Landes aux Éditions des Syrtes. L’occasion pour le public francophone de (re)découvrir cet écrivain suisse-allemand d’origine roumaine. Conteur hors pair, il signe un captivant roman historique, dont l’érudition est vivifiée par un souffle romanesque unique. Le tragique clair-obscur de cette vaste comédie humaine est inondé de tendre ironie et d’empathie. 

Et le lecteur se prend vite d’amitié pour les personnages, qui émergent à travers deux récits, deux voix alternées. Peu à peu, ces deux voix se parlent, se racontent l’une à l’autre. C’est sur ce dialogue qu’est construit le roman : deux témoins, deux regards pour aborder le XXème siècle.

Il y a d’abord Ray, un original new-yorkais qui rêve dans des théâtres souvent vides de redonner vie aux grands comiques américains : Milton Berle, Ed Wynn, Al Jolson, Buster Keaton, et tant d’autres. Il décrit l’enfance de son grand-père, orphelin abandonné à lui-même dans les impitoyables faubourgs de New-York, à l’aube du XXème siècle. De petits boulots en petits crimes, tour à tour vendeur de journaux, cireur de bottes, chanteur, forain, il lutte pour survivre, gagner trois piécettes, trouver un coin chaud pour la nuit. Et rendre les autres heureux, être pour quelques-unes, pour quelque temps, « l’homme qui apporte le bonheur »…

En contrepoint, une autre voix s’élève : celle d’Elena, endurcie par la solitude et le cadre étouffant de la société communiste, en Roumanie : « Là d’où je viens, c’est dangereux de raconter ». La liberté du récit est sa première conquête. Puis vient la réconciliation avec l’histoire de sa mère. Elle aussi a rêvé de s’enfuir, de partir en Amérique, de tracer son chemin : « Je veux voir le monde ! ». Avant d’être rattrapée par la lèpre, le plus terrible des fléaux…

Au fil des pages, ces deux destins en font surgir d’autres : les sans-le-sou, les sans-papiers, les crève-la-faim, les humbles, les simples, les exclus, les exilés italiens, irlandais, allemands, juifs. C’est tout le petit peuple, de New York ou de Roumanie, qui est convoqué dans des pages remarquables de précision historique et de vivacité. C’est les bouges, c’est les ghettos du XXème siècle, la foule des opprimés, des misérables, des sans-noms, rendus dans leur épaisseur humaine. Prenant la perspective des marginaux, Florescu révèle une autre facette du siècle passé, tout aussi réelle que celle enseignée dans les manuels d’histoire, et non moins terrible. Se dessine alors un sombre tableau de misère, illuminé pourtant par d’inoubliables figures de bonté et de compassion.

En arrière-fond, un sujet revient avec insistance : les nouvelles. « Sensationnel ! », braille constamment le petit vendeur de journaux :  le naufrage du SS Portland, la visite de Theodor Herzl à Jérusalem, l’assassinat de Rosa Luxemburg, l’attaque aérienne de Guernica, le dirigeable Hindenburg en feu, M. Hitler élu homme de l’année par The Times… Voilà le grand monde qui entre dans le petit monde, la grande histoire qui rencontre la petite histoire. Cela parait parfois anecdotique, comme un écho lointain. Parfois aussi, la marche du monde fracasse la trame des vies ordinaires. Car toute l’habileté du roman historique repose sur la capacité à articuler le collectif et l’individuel, à insérer dans les grands évènements historiques, attestés et vécus collectivement, un destin singulier, fictif. Et les derniers chapitres du roman, qui se passent en 2001… mais ne divulgâchons rien ! – sont à cet égard d’une virtuosité admirable. Les destins isolés se rejoignent enfin, les cendres du siècle passé se mêlent à celles du siècle à venir, et tous les échos distillés au fil des pages prennent sens dans un point d’orgue stupéfiant, un immense chant de deuil et d’espoir.


Cătălin Dorian Florescu, L’Homme qui apporte le bonheur, traduit de l’allemand par Elisabeth Landes, Genève, Editions des Syrtes, 2024, 291pages, 39,40 CHF.


Crédits de l’image : Photographie de Lewis W.Hine, qui documente le travail des enfants. Ici, en 1917 : « Ernest Chester, 5 years old lives at 624 S. Robinson St. Sells with his older brother Emmet, who is 9 years old. They are up very early. Location: Oklahoma City », National Child Labor Committee collection, Library of Congress, Prints and Photographs Division (PICRYL, Public Domain Media).

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