Ce qui échappe au cadre

Dans L’enfant hors champ, premier roman de l’autrice suisse Sarah Elena Müller, paru en français chez Zoé en mars 2025, une voix singulière se déploie pour explorer les zones grises de l’enfance, entre perception trouble, solitude affective et imaginaire débordant. Le texte, brillamment traduit par Raphaëlle Lacord, adopte une forme à l’image du monde intérieur se développant chez l’enfant, le personnage principal, qui n’a pas encore trouvé les mots pour dire ce qu’elle vit (et ce qu’elle tait). Le récit se teinte alors de fragments de vie et d’une sensorialité presque naïve :

Dans la pénombre de sa chambre, l’enfant inspecte ses jambes à la recherche de piqûres de moustiques. Toutes doivent être grattées. Il faut tamponner chaque plaie, encore et encore. A chaque fois une nouvelle tache de sang apparaît sur le mouchoir, plié et retourné jusqu’à ce qu’il soit constellé de points rouges.

Le roman suit cette figure singulière, cette protagoniste sans nom, à travers cinq grandes étapes. De l’enfance à la fin de l’adolescence, la vie de cette (petite) fille est parsemée d’anecdotes, de moments déroutants, durs ou opaques, et de rencontres illusoires. Chaque fragment commence par un mot en majuscule comme « myopie » ou « scolarisation », relatant le jour où l’enfant a besoin de lunettes ou son premier jour d’école. Ces mots sont comme un point d’ancrage incertain, flottant. On entre dans ces pages comme on entrerait dans une mémoire d’enfant ; confuse, traversée d’éclats d’images et de sensations. 

L’environnement dans lequel évolue l’enfant paraît indifférent, presque hostile : les adultes semblent absents, déconnectés des besoins de leur enfant. Absorbés par leurs mondes respectifs, ils ne savent pas entendre, remarquer la détresse dans laquelle leur fille se trouve. À cinq ans, l’enfant montre des signes d’un malaise profond que personne ne semble percevoir. Dès les premières pages du roman, le manque de présence émotionnelle des parents se ressent, et c’est surtout la solitude de l’enfant qui nous frappe : 

L’enfant voudrait elle aussi demander un renseignement au père. Au sujet de l’ange qu’elle a vu tout à l’heure chez les voisins. […] Elle aimerait que le père l’accompagne chez les voisins et qu’il donne un nom à l’ange, qu’il explique à l’enfant d’où il vient, cet ange, et de quoi il a besoin pour vivre. Pas tous ces mots au téléphone avec son client, ni ce pied qui n’arrête pas de se balancer.

La distance que révèle l’absence des prénoms de cette famille souligne l’isolement de l’enfant, et renforce l’idée d’éloignement affectif et narratif. 

A la maison, pas d’écrans, mais chez Egon, le voisin, l’enfant découvre l’univers de l’image, du regard, du film. Le couple étrange que forment Gisèle et Egon n’a pas l’air de déstabiliser l’enfant. Il semble au contraire alimenter le flou affectif qui entoure leur petite voisine : manque de repères émotionnels, présences physiques mais vides de sens et de chaleur. Gisèle voyage souvent, Egon est obsédé par l’alcool et son « grand œuvre ». L’enfant se rend chez eux régulièrement, si bien qu’elle développe une fascination pour ce monde imagé qu’on lui interdit à la maison. Elle se retrouvera même à l’intérieur du champ. Mais peu à peu, le texte fait sentir une gêne, un malaise, sans le nommer frontalement, faisant sentir qu’une violence a lieu. Pas de mise en scène dramatique, pas de dénonciation, tout passe par le flou, la distance, ou peut-être le déni. Les images vidéo, symbole de l’interdit pour les parents de l’enfant, deviennent les réceptacles d’événements passés, dont nul ne s’est douté. 

Gisèle non plus n’a pas fait confiance à son intuition. Qui lui disait que l’appétit d’Egon pour les corps et les images ne connaissait pas de limite d’âge.

On pourrait reprocher à ce roman de créer une confusion latente, un trouble incessant. D’autant plus que le récit n’est pas facile à déchiffrer, le contexte spatio-temporel n’étant pas précisé. Mais c’est littéralement ce qui rend le roman puissant ; cet entre-deux, cette zone où les mots manquent, où la conscience enfantine se perd sans cesse. La lecture peut être inconfortable ; elle l’est d’ailleurs par moments. Suivre un personnage qui tente de survivre par la dissociation, l’acceptation du « sentiment manquant », et la vision d’anges est déconcertant, et amène un lot conséquent de questions.

L’enfant hors champ est un roman exigeant, dérangeant parfois, mais inexplicablement cohérent. Il ne cherche pas à plaire, ni à guider le lecteur. Il impose un rythme saccadé, une voix qui évolue avec l’âge de l’enfant, des silences qui sous-entendent des pensées assourdissantes. En refermant le livre, vous aurez des doutes, vous y penserez sûrement longtemps, car l’œuvre interroge subtilement les mondes de l’éducation, de la solitude, de l’indicible et des frontières inexistantes de l’imagination.


Sarah Elena Müller, L’enfant hors champ, roman traduit de l’allemand par Raphaëlle Lacord, Éditions Zoé, 2025, 205 pages, 28 CHF.

Laisser un commentaire