Guillaume Tell en Sicile

Späte Gäste (« Invités tardifs ») de Gertrud Leutenegger entremêle l’histoire personnelle d’une femme ayant fui une relation amoureuse et la question politique du destin des réfugiés. L’enjeu va bien au-delà d’une simple lutte pour l’actualité.

Un cimetière non loin de la frontière italienne. Au seuil de la chapelle mortuaire, une femme tente de discerner le contour d’un cercueil dans la lumière diffuse. C’est celui d’Orion, le père de son enfant, avec qui elle avait vécu autrefois dans un village de montagne jusqu’à ce qu’elle s’enfuie avec leur fille. À présent, elle est de retour, veillant sur le mort dans les chambres abandonnées de l’auberge, une ancienne maison de maître. Dès les premières pages de son nouveau roman, les lecteur·rice·s passionné·e·s de Leutenegger reconnaîtront les personnages et la configuration des relations de Pomona(2004), ainsi que les nuits blanches de Vorabend (1975), Ninive (1977) et Panischer Frühling (« Panique printanière »[1]) (2014). Sur le plan formel, on reconnaît aussi ce regard introspectif, si programmatique dans la narration de Leutenegger. Ainsi, Späte Gäste est un tissu de souvenirs et d’associations dans lequel l’intrigue laisse nettement la place à une atmosphère dense – allant jusqu’à stagner par endroits.

Au carnaval des fugitifs 

C’est ce tournoiement silencieux autour d’un monde poétiquement codé qui a valu à Leutenegger la réputation d’une écriture détachée de la réalité. Ainsi, lorsque l’autrice interrompt brusquement l’ambiance méditative du début de Späte Gäste en déplaçant l’intrigue à l’heure bruyante du carnaval, elle semble faire la promesse poétologique de procéder différemment cette fois-ci. Dans la vallée au-delà de la frontière, les villageois déguisés se réunissent pour le repas de minuit, mais parmi les Beaux et les Laids se sont dissimulés des migrants masqués. À l’instar du banquet de carnaval au cours duquel des personnes d’origines sociales différentes partagent une polenta et un ragoût de lapin dans une atmosphère familiale, quelque chose de nouveau, d’étranger se mêle sur le plan narratif aux thèmes bien connus chez Leutenegger, tels que la mémoire, l’amour et la mort. L’image des migrants qui se joignent au repas représente un élargissement thématique bienvenu tourné vers des événements d’actualité et cette intrusion de l’inconnu apporte une dynamique certaine au texte. Dans une gradation de motifs, la narratrice à la première personne fait le rapprochement entre les histoires d’autres fugitifs et sa fuite personnelle loin de son tyran domestique, Orion, et son « règne de terreur ». Le sort des migrants sur les côtes européennes, ainsi que la déshumanisation et le caractère étranger qui l’accompagnent sont d’autant plus parlant lorsqu’en voyant, serrées les unes contre les autres, les jambes ballantes des réfugiés assis sur les rebords des canots pneumatiques, les enfants siciliens se mettent à crier « Des mille-pattes ! Des mille-pattes ! ».

La scène primitive de la Suisse

Quiconque accuse le texte de profiter sur le plan narratif de gros titres tels que la crise des réfugiés ne lui rend pas justice. Dans un geste d’empathie, il réécrit sans cérémonie le mythe national suisse de Guillaume Tell : celui qui, à travers l’histoire de la réception, a été célébré tantôt comme un rebelle combattant de la liberté, tantôt comme un réactionnaire et un patriote, subit à présent une remythification en tant que fugitif, lorsque la narratrice découvre une fresque de la chapelle de Tell avec, pour toile de fond, l’Etna et la Méditerranée déchaînée : « Fuyant la peur de la mort, il s’élance sur la dalle rocheuse. Vers la liberté. C’est l’acte le plus vénérable d’une histoire enfouie, souvent déformée, souvent abusée. »[2]

En réinterprétant la scène primitive de l’identité suisse à travers la rétroprojection du héros national en tant que réfugié, Leutenegger expose de nouvelles pistes de lecture qui pénètrent notre réalité pour poser une question cruciale : comment notre perception de la crise des réfugiés change-t-elle lorsque nous nous reconnaissons dans l’autre ?

Trappes stylistiques

En examinant cette minutieuse stratification de sens, cette fusion carnavalesque du contemporain et du mythologique, on ne peut s’empêcher de remarquer que les points faibles du roman apparaissent précisément là où il s’épanouit stylistiquement. Le jeu d’équilibre entre le contemporain et l’intemporel ne réussit pas tout à fait. Le décor semble figé et artificiel, comme l’arrêt sur image d’un cortège de carnaval, réduit au silence, sans les rires exubérants et la polyphonie subversive, qui est certes abordée, mais pas respectée jusqu’au bout. Par ailleurs, on trouve certaines maladresses linguistiques qui sont quelque peu irritantes de la part d’une styliste telle que Leutenegger. Tout d’abord, il y aurait les exclamations enfantines et impétueuses – de plaisir, d’étonnement, d’effroi – souvent accompagnées de locutions artificielles telles que « mais oui », « mais quoi » et « mais comment ». Outre l’amoncellement d’adjectifs, semblable à un dictat visuel, l’utilisation inflationniste des points d’interrogation est également frappante. Ils ont pour but d’attirer le lecteur dans le texte en créant du suspense (« Seraient-ce des bruits de pas qui m’ont réveillée ? »[3]) ou apparaissent comme des interprétations intrusives de l’atmosphère et de l’action (« Suis-je éveillée ou endormie ? »[4]).

Une déclaration poétique 

Leutenegger reste cependant fidèle aux caractéristiques fondamentales de son écriture : il ne s’agit pas d’une déclaration politique, mais bien poétique. L’autrice de ce court roman tient à saisir des ambiances, à cristalliser une atmosphère, à tout garder en suspens. Elle nous laisse le soin, à nous lecteurs, de décider si nous voulons voir certains liens ou non. À la fin de la lecture, un sentiment s’installe, semblable à celui qui surgit après une nuit riche en rêves éveillés : il ne reste que des images individuelles, des ambiances et des bribes de conversation – transitoires, éphémères, fugitives. Un peu comme un air de carnaval.

Traduit de l’allemand par Natasa Simic 

Gertrud Leutenegger, Späte Gäste, 174 pages, Berlin, Suhrkamp 2020, 31.50 francs.


[1] Traduction de l’allemand par Lionel Felchlin, Éditions Zoe, 2017.

[2] « Der Sprung aus der Todesfurcht! Hinaus auf die Felsplatte. In die Freiheit. Das ist der verehrungswürdigste Augenblick einer versunkenen Geschichte, oft entstellt, oft missbraucht. »

[3] « Haben mich Schritte geweckt? »

[4] « Wache oder schlafe ich? »

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