Il y a des romans qui vous passionnent par l’intrigue qu’ils nouent et dénouent à leur gré, qui vous séduisent par la surprise qu’ils vous ménagent à chaque page.
Il y a d’autres romans qui vous hantent par les particularités de leur langue, qui s’insinuent dans vos oreilles, qui imposent à votre cœur un autre rythme, une scansion inconnue.
Il y a des romans qui vous ouvrent de nouvelles visions, qui peignent des fresques historiques, qui vous muent en explorateurs d’autres espaces et d’autres temps.
Il y a des romans, encore d’autres, qui vous font accéder au secret des mondes intérieurs, qui vous dévoilent ce que l’être humain a de plus intime.
Et puis il y a des romans, comme celui dont je vais vous parler ici, qui se caractérisent d’abord par le fait qu’ils vous plongent dans une atmosphère particulière. Cette atmosphère, ils la créent, elle ne leur préexiste pas ; et pourtant, une fois qu’elle est là, c’est comme si elle avait toujours existé, elle a un air de famille, elle nous rappelle des choses, des livres mais aussi des souvenirs vécus, elle réveille en nous comme un écho.
Avec Villa royale, son premier roman publié en début d’année chez Gallimard, Emmanuelle Fournier-Lorentz a su créer un ton et une atmosphère bien à elle. Une atmosphère qui, si elle fait écho à toute une série d’autres œuvres – je vais y revenir – réussit en même temps à nous impressionner par sa justesse, par sa profondeur, par sa cohérence aussi.
De quoi est-il question dans ce roman dont les médias ont surtout voulu souligner les aspects autobiographiques ? La romancière nous y présente une famille, plus précisément une fratrie avec une mère mais sans père. Une fratrie à priori plutôt invraisemblable et pourtant si vraie, composée de deux garçons, Charles l’aîné, d’une beauté à couper le souffle, et Victor le cadet, un timide « à l’intelligence pointue ». Entre les deux, leur sœur au nom étrange : Palma. C’est elle qui nous racontera comment cette fratrie, éprouvée par la mort prématurée du père, va tenter de survivre. Comment leur mère insomniaque les conduira à travers les routes de France en une interminable fuite en avant qui leur fera traverser le pays, de Paris à Marseille, de l’île de La Réunion à un village perdu de l’Aveyron et j’en passe, au hasard des boulots que la mère réussit à obtenir. C’est une adolescence nomade que vivent les trois jeunes, entre ennuis du quotidien et enchantements passagers, une existence sans domicile fixe, quasiment sans meubles, la plupart du temps sans argent aussi. Par moments, une grand-mère fantasque, du nom de Lakushka, leur sert de point de chute. Partout où ils arrivent, ils seront obligés d’aller à l’école, de se refaire des amis qu’immanquablement, ils perdront au prochain déménagement. Mais ce qui les accompagne pendant toutes ces étapes, qui les mène de l’enfance à l’adolescence et les laisse au seuil de l’âge adulte, c’est leur lien fraternel, d’autant plus fort que leur mère est fragile. C’est le fait de vivre ensemble l’aventure si commune et pourtant si unique de leur jeunesse, dans une France qui oscille entre intemporalité et années 1990. Seule la mention, à un moment donné, du téléphone portable permettra de dater les évènements de façon approximative. En effet, ce roman ne cherche pas à produire un relevé à dimension sociologique, documenté et précis, comme on le trouverait par exemple dans les romans récents d’un Nicolas Mathieu ou d’un Thomas Flahaut. Cette fratrie qui erre à travers la France appartient au contraire à un passé plutôt indéterminé, qui est celui de l’adolescence elle-même et non de l’adulte qui examine rétrospectivement, avec le regard en surplomb de l’intellectuel, la génération dont il faisait alors partie.
Et c’est là, avec cette étrange intemporalité, que nous tenons un premier élément de cette « atmosphère » évoquée plus haut : dans le cadre suffisamment précis et pourtant étrangement flou dans lequel les protagonistes de cette histoire évoluent. Entre des adresses qui existent dans la réalité, comme la rue Chauvelot du 15e arrondissement de Paris, et d’autres dont le nom est en trompe-l’œil, comme le village d’Escamadur qu’on ne trouve sur aucune carte de l’Aveyron, ni ailleurs en France. Même chose pour la temporalité du roman : on se situe entre des références plus ou moins situables dans la chronologie d’un passé récent – comme la Citroën XM, voiture de l’année 1990, un catalogue Air France Printemps/Été 2001, ou encore la pub pour Calvin Klein – et une sorte de France éternelle avec ses boulangeries, ses écoles de quartier, ses rues qu’on arpente sous le soleil ou sous la pluie. Mais écoutons plutôt Palma :
Que faisais-je, l’année de mes quinze ans, à part rêver d’un meurtre ? Rien. J’errais dans les endroits où nous vivions. Les trottoirs défoncés, la proximité de la garrigue ou les bus bringuebalants, parfois la canicule quasi continue. La poussière changeante des rues, la beauté vive ou un laisser-aller général. Des quartiers splendides ou déserts où j’attendais des bus, seule. Des familles nombreuses, des jeunes à sac Longchamp qui éclataient d’un rire sec devant les lycées catholiques, des danseuses qui déambulaient, chignon et démarche de pantin désarticulé, des mecs en djellaba aux terrasses des cafés, des PMU où personne n’allait.
Le regard, ici, est celui de Palma devenue grande, et qui se souvient de ses quinze ans. Mais ce regard est-il pour autant rétrospectif ? Le décor évoqué, comme les sensations qui s’y rattachent, relèvent en réalité d’un curieux mélange de passé intemporel et d’éternel présent, et on serait tenté d’affirmer, en reprenant le mot de Baudelaire, que « rien dans ma mélancolie n’a bougé ».
C’est pourtant un autre flâneur de Paris dont le souvenir s’impose ici : Patrick Modiano. Ce n’est d’ailleurs pas seulement à son Villa Triste que Villa royale d’Emmanuelle Fournier-Lorentz fait référence ; d’autres textes de Modiano, au décor parisien, semblent y résonner, comme Les Boulevards de ceinture, Une jeunesse ou L’Herbe des nuits. Ce sera notamment le personnage de Charles devenu adulte, et qui évolue désormais dans le milieu de la pègre, qui fait penser à l’univers littéraire de Modiano avec ses personnages louches et fuyants, comme dans l’extrait suivant de Villa royale :
Nous étions de retour [à Paris] depuis deux mois et pourtant cette ville, dont j’avais peuplé nos contes et nos mythes, se dérobait encore à moi. De manière imperceptible, ses trottoirs et leurs allées et venues avaient changé, décalés de quelques millimètres par une puissance inconnue, une sorte de brouillard qui s’accentuait si je regardais une rue comme je l’avais regardée cinq ans plus tôt. Parfois, même, j’oubliais quel chemin prendre, je me perdais et restais alors stupéfaite devant le décor qui s’étalait sous mes yeux, pots d’échappements et voitures rutilantes, passants pressés et désagréables, jeunes à l’air fermé. […] Victor, ma mère et moi nous collions les uns aux autres, rentrant le plus vite possible après nos activités, renonçant à toute forme de socialisation de la même manière que nous avions fui les êtres humains partout où nous étions passés. Le terrain de jeux de Charles, à l’inverse, était le monde, les rues et les autres. Il savait les apprivoiser, et les gens tombaient sous ses doigts comme des mouches. Je ne savais pas alors qu’on lui faisait parfois des coups bas, des « crasses », comme il disait, qu’il était régulièrement trahi, que les hommes étaient tout aussi décevants avec lui qu’avec nous.
« Je ne savais pas alors… » : le personnage de Charles, même lorsqu’il n’est qu’adolescent au début du roman, est un objet de fascination pour sa sœur. Grand fumeur, à l’instar de leur mère qui elle aussi fume cigarette sur cigarette, il a non seulement tous les privilèges du fils aîné, mais aussi un caractère insaisissable, à la fois solaire et fuyant, sociable et farouchement indépendant. Une épaisse zone de mystère l’environne et lui donne, aux yeux de ses cadets, une aura qui le fait ressembler par moments au personnage du Grand Meaulnes, le protagoniste du roman éponyme d’Alain-Fournier. Alain-Fournier avait d’ailleurs déclaré, à propos de son roman, qu’il n’aimait la merveille « que lorsqu’elle est étroitement insérée dans la réalité, non pas quand elle la bouleverse ou la dépasse » : une remarque qui convient à mon sens également à Villa royale, ce roman qui maîtrise parfaitement l’évocation des enchantements de l’enfance tout en les ancrant dans le quotidien le plus banal.
Si Charles fait l’objet de l’admiration de Palma pour les raisons qu’on vient de voir, son petit frère Victor lui aussi attire un mélange d’amour, d’attention et d’admiration de la part de sa sœur, mais pour d’autres raisons. Notons d’abord qu’il a un caractère bien trempé : il est le petit génie de la famille, d’une maturité pour le moins précoce. Quand il ouvre la bouche, entre deux parties d’échecs, on a souvent l’impression que c’est un adulte qui parle. Avec son intelligence froide de scientifique et son savoir encyclopédique, Victor exerce lui aussi une fascination certaine sur Palma, comme elle le reconnaît volontiers à un moment donné, lorsqu’elle évoque d’abord le timbre de sa voix, puis son regard :
Vibrante et éraillée, elle vous transportait, comme si vous étiez posé sur son épaule et contempliez le monde à travers ses yeux – des yeux bizarres, plus analytiques qu’un scanner, plus vastes que les grands fonds de l’océan, là où l’on dit que la lumière n’entre pas.
De par son côté rat de bibliothèque, Victor me fait immanquablement penser au personnage de Bob Andy de la série pour enfants Les trois jeunes détectives. Cette série, un peu dans le goût du Club des cinq de l’écrivaine anglaise Enid Blyton, avait la particularité d’être attribuée à Alfred Hitchcock dont le portrait se retrouvait à l’époque sur la couverture – en réalité, bien sûr, le célèbre metteur en scène n’avait rien à voir avec ces livres. Comme Bob Andy, chargé dans cette série de toutes sortes de recherches à effectuer – quand j’étais moi-même enfant, je me demandais d’ailleurs toujours comment il faisait, d’autant plus qu’internet n’existait évidemment pas encore –, Victor a un côté « jeune détective » mi-enfant mi-adulte, qui se fait jour notamment lorsqu’il part tout seul et sans rien dire à personne de Montpellier pour rendre visite à sa grand-mère Lakushka en région parisienne, grand-mère qu’il sauve comme si de rien n’était en lui injectant une dose d’insuline, puis repart ni vu ni connu, non sans ramener en passant de l’ancien appartement de la famille une lampe, figurant la furie Alecto, que sa mère avait cachée dans la cheminée en partant. Une aventure rocambolesque donc, digne d’Arsène Lupin, de celles que les enfants rencontrent habituellement dans les livres, et non dans la vie réelle.
Mais l’autrice nous tend encore une autre perche, et celle-ci va nous ramener à nouveau à l’atmosphère si particulière qui règne dans Villa royale. Charles et Victor sont en effet tous les deux friands des films de François Truffaut, et notamment des Quatre Cents Coups qui ouvrent la saga d’Antoine Doinel. Or ce qui frappe quand on revoit aujourd’hui ce film qui date de la fin des années 1950, c’est bien de voir à quel point les enfants qu’il montre sont déjà quasiment des adultes (et d’ailleurs pris pour des adultes, par exemple par la police) tout en restant des enfants dans leur physique, et sans doute dans leurs émotions. Dans ce film aussi, c’est la défaillance des adultes, en l’occurrence leur égoïsme et leur incapacité à prendre soin de leurs enfants, qui est au début de la spirale vers le bas dans laquelle le jeune Antoine Doinel sera pris. Dans Villa royale, c’est la mort du père, dont on apprendra plus tard qu’il s’agissait d’un suicide, qui joue un rôle similaire, notamment par ses effets dévastateurs sur le personnage de la mère.
Car tandis que les enfants dans Villa royale grandissent en quelque sorte trop vite à la suite de la catastrophe qui a frappé la famille avec le décès du père, la mère quant à elle a l’air de régresser par moments pour redevenir une enfant qui aurait grandi trop vite et qui se trouve confrontée, bien malgré elle, à une responsabilité familiale qui en définitive est trop lourde pour elle seule. Dès que des problèmes apparaissent, la seule réponse qu’elle parvient à donner à sa petite famille est celle de la fuite en avant. Palma, la plus lucide de la famille, la moins excentrique aussi, n’est pas dupe :
Derrière ces fuites, derrière ces déménagements se cachait un besoin simple, net, celui de contourner la mort. Déjouer le destin, ne pas s’ancrer pour que, surtout, rien de ce qui s’était produit ne recommence. Pas de racines, pas d’attaches, pas de drames. J’avais sur les lèvres ce proverbe stupide : « Pierre qui roule n’amasse pas mousse. » Et alors ? Je n’avais rien à foutre de la mousse.
Il y a un dernier point de ce beau roman que j’aimerais mettre en exergue, et qui a lui aussi à voir avec l’atmosphère qu’Emmanuelle Fournier-Lorentz réussit à créer. Je veux parler du mélange tout à fait singulier de tragique et de comique, de profondeur et de légèreté qui marque le ton de ce récit. Ce ton si particulier, je le rattacherai également à l’oscillation entre enfance et âge adulte, à ces enfants grandis trop vite et ces adultes qui ne cessent d’être de grands enfants – ou qui le redeviennent à la fin de leur vie.
Prenons l’exemple de telle discussion de table, vers la fin du roman. La grand-mère est désormais en proie à la démence, ce qui ne semble gêner en rien la discussion à bâtons rompus de la famille qui tourne alors autour du prix de l’immobilier à Paris. Je ne résiste pas au plaisir de citer ce passage un peu plus long :
Ma mère a déposé un plat de poireaux vinaigrette au milieu de la toile cirée jaune que j’avais toujours connue.
« De la folie, a-t-elle conclu. Même à Porte de Vanves.
– C’est à cause des Allemands », a fait Lakushka très sérieusement en mâchonnant une tranche de pain.
Victor et moi avons pouffé. «
Ça a encore explosé, a repris ma mère sans tenir compte de la sienne. Les prix ont doublé en cinq ans. De la folie, cette ville.
– Si on part, il faudra être très gentils à la douane ! s’est exclamée Lakushka, soudain fébrile et presque furieuse. Vraiment gentille. Ne les regarde pas car ils sont effrayants, tu verras (elle a pris mon bras et s’y est agrippée). Surtout avec les jeunes femmes, ne cède rien, mais sois très gentille.
– C’est gai de dîner avec toi, Lakushka », ai-je lancé avec un petit rictus moqueur.
Elle m’a souri comme à un animal obéissant, a tapoté mon col et m’a répété :
« Très gentille à la douane, très très gentille, mais pas doucereuse. Ne leur montre pas que tu as peur. Ah ça non ! (En tapant du plat de la main sur la nappe, elle a fait sursauter Victor.) Les Suisses, ils ont déjà assez peur. »
Dans Villa royale, la démence n’exclut pas une certaine lucidité, bien au contraire… tout comme les évènements tragiques comme le suicide du père ou le désespoir de la mère n’empêchent pas des moments de fou rire. Tout est question d’équilibre dans ce premier roman, tout est question de doigté aussi. Et d’atmosphère, bien sûr.